Oleksa Dovbouch (1700-1745), un Robin des bois ukrainien

Author
Patrick Le Tréhondat
Date
July 15, 2023

Il n’est pas rare de rencontrer des Dovbouch aujourd’hui dans les unités combattantes ukrainiennes.  C’est le nom de guerre que se donnent des combattants car la figure de ce Robin des bois ukrainien reste très populaire, surtout depuis le 24 février 2022. La 68e brigade de chasseurs, unité d'infanterie mécanisée, porte son nom.

Durant la période des soulèvements en Ukraine (16e-17e siècles) dans les Carpates ukrainiennes, des bandits des montagnes [opryshoks [1]] volaient les seigneurs et les riches et, pour ainsi dire, distribuaient le butin aux pauvres. Les détachements d'opryshoks n'étaient pas nombreux – composés d’un  à deux douzaines d'hommes. Mais ils connaissaient très bien la région et étaient pratiquement insaisissables. Les seigneurs des Carpates vivaient dans la peur constante des voleurs des montagnes. En raison de la crainte seigneuriale de ces bandits, les pauvres les respectaient beaucoup. Des légendes  sont nées à leur sujet et la population leur attribuait de qualités surhumaines.

Oleksa Dovbouch est né en 1700 dans le village de Petchenijyn, non loin de Kolomyia. Il était le fils aîné du paysan Vasyl Dovbouch, si pauvre qu'il n'avait même pas sa propre maison, mais devait louer un taudis au riche propriétaire Gavril Tverdyuk. La seule propriété de la famille Dovbouch  était des moutons. L'enfance d'Oleksa s'est déroulée dans la pauvreté. Presque chaque année, il montait dans les prés pour faire paître les moutons. Dès son jeune âge, Dovbouch  a été témoin de l'arbitraire, de la fraude, de la violence et des abus des seigneurs. Enfant, il a  non seulement entendu parler des opryshoks par les paysans et les bergers de montagne, mais a également pu les rencontrer dans les prés où il gardait ses moutons.

Le principal exploit d'Oleksa Dovbouch  fut sans aucun doute une guérilla réussie, qu'il mena à la tête d'un petit détachement pendant au moins huit ans de 1737 à 1745

En 1738, un détachement dirigé par les frères Dovbouch – Oleksa et son frère Ivan – a commencé à opérer dans les Carpates. L'escouade d'Oleksa Dovbouch  était assez nombreuse, composée de soldats, éprouvés au combat, physiquement forts et robustes. Parmi les membres célèbres de son équipe figuraient Vasyl Paliiv, Pavlo Orfenyuk, les frères Jamidzhuk, Andriy Lavriv, Vasyl Bayurak et Ivan Boychuk. Le détachement de Dovbouch  se distinguait par le fait qu'il dirigeait ses attaques contre les propriétaires les plus détestés. Oleksa partageait souvent l'argent pris aux seigneurs avec les paysans. Par la suite, les attaques se sont étendues à tout le territoire de Pokuttia, ainsi qu'à la Transcarpatie, la Bucovine et la Boykivshchyna.

Dovbouch  et ses hommes agissaient rapidement ne laissant sans aucune chance à leur cible. Les manoirs brûlaient les uns après les autres. Les propriétaires payaient souvent une rançon à Dovbouch, promettant une attitude plus douce envers les pauvres. Oleksa est alors devenu alors un véritable défenseur des intérêts du peuple. Il menait souvent des attaques à la demande des habitants de tel ou tel village. Les caravanes commerciales ont également souffert de ses attaques. Mais Dovbouch  n'a jamais versé le sang en vain. Sa terreur exprimait la vengeance populaire. Le chef des voleurs de montagne portait toujours deux pistolets à sa ceinture, une bartka (hache) et un long fusil.

En 1739, Oleksa se querelle avec son frère Ivan. Au printemps 1739, les rebelles s’étaient arrêtés dans une auberge du village de Markivka. Là, une dispute éclate entre les deux frères, qui rapidement se transforme en bagarre. L'un des insurgés est tué et Oleksa Dovbouch  blessé. Son propre frère l'a frappé à la jambe avec une hache, le laissant boiteux à vie. Ceci est confirmé par la célèbre chanson sur Dovbouch : « Il s'appuie sur la jambe, il se redresse avec une hache ». Les deux frères se séparent à la suite de cet affrontement.

Les longs hivers des Carpates étaient les périodes les plus dangereuses. En hiver, il est très difficile de fuir les poursuivants, car tout mouvement est facile à tracer dans la neige. La tactique  consistait pour les rebelles à parcourir de longues distances la nuit et à dormir dans des endroits déserts pendant la journée. Dovbouch  avait des agitateurs qui recrutaient de nouveaux guérilleros en hiver. Chaque printemps, un lieu de rencontre était désigné, où se rendaient à la fois les anciens membres du détachement et les nouveaux arrivants. Ceux-ci subissaient des épreuves d’admission rigoureuse Par exemple, il fallait marcher le long du tronc d'un arbre au-dessus d’un gouffre ou placer sa main sous une hache. Au dernier moment, la hache tombait à côté des doigts (parfois même en touchant les ongles), et celui qui avait retiré la main a été considéré comme un lâche et n'était pas accepté. L'un de ces endroits se trouvait à la frontière de l'Autriche-Hongrie, de la Roumanie et de la Pologne.

L’argent et toutes sortes d'autres trésors n'étaient pas du tout l'objectif principal d'Oleksa Dovbouch. Il les distribuait très souvent aux pauvres. Ainsi, il est documenté (par le témoignage au procès du brigand Paliychuk) que les opryshkas ont distribué aux paysans les fonds saisis à la cour des nobles de Voskresyntsi, et ont également partagé l'or saisi aux marchands arméniens du district de Kutsky de Prykarpattia.

À cette époque, les activités des opryshkas ont pris un caractère de masse. En 1742, le hetman Yuzef Pototsky a lui-même admis qu'il était très difficile de détruire le détachement de Dovbouch.  À la tête d'une armée de deux mille cinq cents soldats, il échoua dans sa poursuite de Dovbouch. Plus tard, l'escouade du colonel Pshelussky, composée de 150 nobles, de chasseurs expérimentés, a fouillé les montagnes pendant de nombreuses années à la recherche de Dovbouch  sans succès non plus.

L'une des campagnes les plus célèbres d'Oleksa s'est déroulée sur le territoire de l'oblast de Ternopil, à Borshchiv. Là, il tombe sur la propriété du colonel Kostiantyn Zlotnytskyi, un important magnat polonais qui était particulièrement cruel dans sa façon de traiter les paysans. Oleksa a longtemps torturé Zlotnytskyi avant de le tuer. Et l'a décapité de ses propres mains. La propriété du colonel a été incendiée. Pas un seul centime n'a été pris au sanglant colonel. La phrase prononcée par Oleksa Zlotnytskyi le 4 mai 1744 est historiquement documentée : «... Je ne suis pas venu pour votre argent, mais pour votre âme - afin que vous ne tourmentiez plus les gens. Et ne demandez rien, et ne gaspillez pas vos mots bêtement - vous mourrez quand même dans des tourments féroces.»

Dovbouch  a semé la panique parmi la noblesse avec cette attaque. Celle-ci a réalisé qu'il serait extrêmement difficile de vaincre Dovbouch. Ils ont tenté de recourir à l'aide de la population locale, promettant une récompense importante et une exemption des devoirs féodaux en cas de capture de Dovbouch. *

La date de la mort d'Oleksa Dovbouch  est également symbolique - le 24 août (jour de l'indépendance de l'Ukraine). Le 24 août 1745, Oleksa Dovbouch  a été tué dans le village de Kosmachi par Stepan Dzvinchuk après être tombé dans un piège. Pendant longtemps, la population n'a pas cru longtemps à la mort de Dovbouch. Pour la convaincre, son corps a été promené dans les villages, puis découpé en morceaux et accroché à des poteaux dans 11 villages et villes dans la région de Pokuttia.

La figure d'Oleksa Dovbouch  reste aujourd’hui encore un symbole fort de l'histoire de la lutte des paysans ukrainiens occidentaux contre l'oppression sociale et nationale. Des centaines de légendes et de mythes sur Dovbouch  parcourent encore aujourd'hui les Carpates. Les pauvres étaient du côté de Dovbouch. Ils l’avertissaient du danger, et l'ont aussi souvent caché. C'est là que réside l'explication de la raison pour laquelle tant de troupes n'ont pas pu capturer Dovbouch. Un document intéressant est un manifeste inspiré par Dovbouch qui est mentionné dans les archives. Malheureusement, le texte lui-même n'a pas été conservé. Mettre ses revendications par écrit était une chose plutôt rare dans le banditisme porteur d’un mouvement social.

Le 24 août prochain devrait sortit sur les écrans ukrainiens un film consacré à Dovbouch. Le tournage du film a été ralenti car une partie de l’équipe de tournage est engagée dans les forces armées. Le réalisateur du film Oles Sanin a survécu lors de l'évacuation de sa famille, mais  le fiancé de sa fille aînée a été tué lors des batailles de Bakhmout en mai dernier.  À propos de son film, le réalisateur explique «  Ce sera, je l'espère, une découverte pour beaucoup sur qui était Dovbouch , pour quoi il s'est battu, qu'il n'était pas seulement un berger qui s'est soulevé contre la noblesse et les milliers d'armées du roi... Oleksa Dovbouch  dans notre film est un exemple de la lutte pour la liberté ». « Nous défendons notre propre terre, mais nous vivons pour le monde entier. Et le monde s’interroge - qui sont-ils, ces Ukrainiens audacieux, pour qui la liberté est plus précieuse que tout ?! Peut-être que notre Dovbouch  les aidera à trouver une réponse à cette question » conclut le cinéaste.

Notes

[1] Selon l’Encyclopédie d’Ukraine,  les opryshoks étaient des « groupes de brigands sociaux actifs dans les régions ukrainiennes des Carpates du 16e siècle au début du 19e siècle. Les opryshoks ont été idéalisés dans le folklore ukrainien et la littérature romantique. Ils se composaient principalement d'anciens paysans, de serviteurs de nobles et (plus tard) de résistants à la conscription. Ils formaient généralement de petits groupes avec des chefs individuels et attaquaient les domaines, les fermiers fiscaux, les taverniers, les marchands et les paysans riches. »