Ukraine : un an plus tard, ou en est la mobilisation de la société civile belge ?

Le triste anniversaire du lancement de l’invasion militaire russe en Ukraine approche. Comme l’an dernier, à son déclenchement, deux grosses initiatives se lancent : l’une, portée par des Ukrainien.ne.s ainsi que de petits collectifs bénévoles belges de solidarité avec l’Ukraine, l’autre qui est soutenue par une kyrielle d’associations subventionnées. La première vient en soutient aux victimes de cette guerre, la seconde milite pour des termes abstraits qui se déploient derrière le paravent du « pacifisme ». L’an dernier, sous le coup de l’émotion, c’est bien la première qui sans conteste avait rassemblé le plus de monde. Cette année, je crains que ce ne soit la seconde. Non pas que la situation en Ukraine ait changé, ni que les données du problème aient connu la moindre modification, mais parce que ce processus je l’ai déjà vécu en militant depuis 12 ans sur la Syrie.

Durant ces douze années aux côtés de la cause syrienne je n’ai le souvenir que de deux vraies actions pour lesquelles l’associatif belge s’est mobilisé. Les deux fois, c’était avec des textes assez vides et creux et sans solidarité concrète avec les mouvements syriens. Les deux fois, les prises de paroles de Syrien.ne.s ont été refusées. Leurs drapeaux et slogans rejetés hors de l’évènement. En réalité, les personnes concernées par ces conflits et qui en subissent les premières conséquences, quand elles parlent, font exploser nos visions toutes faites et surtout très théoriques sur ces situations. Le principal choix qui est fait face à cela est de fuir cet inconfort en évitant tout simplement de s’y exposer.

Pourtant, le sentiment de confort que cette position de « neutralité » supposée procure est un piège dangereux. Car, comme on peut le constater avec cette mobilisation « pacifiste » sur l’Ukraine, manifester avec ces slogans creux n’est pas neutre politiquement. Cela dessine une rhétorique favorable à la Russie dans ce sens qu’elle déplace le discours non plus sur l’agression, sur les violences et les crimes de guerre – qui ont tous une responsabilité politique – mais sur une vision dépolitisante dans laquelle « la guerre » est un événement comparable à une catastrophe naturelle. Ce ne sont plus les responsabilités politiques qui sont mises au centre mais un aplatissement mettant de fait agresseurs et agressés sur le même pied ; co-responsables l’un et l’autre de la guerre. Cette rhétorique pernicieuse est visible dans le titre de la manifestation portée par ce courant :« Manifestation nationale : L’Europe pour la paix et la Solidarité ». Elle se poursuit à la lecture du descriptif de la démarche. Dès la première revendication la responsabilité de la Russie est mentionnée… mais pour conclure ensuite par « Bien que nous ayons des analyses diverses du conflit, les signataires se rejoignent pour appeler la Russie et l’Ukraine à observer un cessez-le-feu immédiat et à s’engager dans des pourparlers de paix. Nous sommes aux côtés de ceux qui rejettent la logique de la guerre, en Ukraine, en Russie et dans le monde entier ». A nouveau, c’est l’équidistance qui prévaut.

Dans le point trois des revendications,les organisateurs vont même plus loin en demandant la fin de l’assistance militaire à l’Ukraine : « Nous rejetons une politique basée sur la confrontation et la prolongation de la guerre. L’escalade continue de la logique de guerre, aussi depuis la Belgique et les pays européens, a des conséquences toujours plus désastreuses et potentiellement apocalyptiques. » Ce n’est pas dit explicitement, mais derrière ce discours, l’idée est bien, reprenant le narratif des amis du Kremlin, d’incriminer ceux et celles qui aident l’Ukraine à se défendre en les accusant de « prolonger la guerre ». Or, on sait parfaitement la conséquence de la fin des livraisons militaires à l’Ukraine : sa défaite sur le champ de bataille, l’occupation du pays par les troupes russes et donc, surtout, absolument pas la fin des violences. En effet, il existe à ce stade des dizaines de rapports d’ONG des Droits Humains sur les exactions des forces d’occupations russes en territoire Ukrainien : déportations de milliers d’enfantsviols en masse en ce compris sur mineur.e.storturesexécutions sommaires, … C’est ça, concrètement, la conséquence la plus probables de la fin des livraisons, et cette réalité est incontestable si on se penche sur les faits. Mais les faits ne semblent malheureusement pas être la priorité des rédacteurs de cet appel.

Enfin, et c’est probablement là le passage le plus problématique de cet appel à manifester, dans la dernière revendication, les organisateurs écrivent « Nous sommes préoccupés par les […] contre-mesures prises, qui expliquent en grande partie la crise énergétique et la hausse des factures d’énergie ». Autrement dit, ils s’opposent aux sanctions (les « contre-mesures ») contre la Russie qui auraient fait monter les prix ici.[1] Le pétrole bon marché semble donc prioritaire à leurs yeux sur la vie des Ukrainien.ne.s. De plus, cet argumentaire implicite s’apparente en réalité à un plaidoyer pour une logique totale d’impunité. Cela revient en fait à dire : « vous envahissez un pays et tuez des dizaines de milliers de civils innocents mais vous ne devez subir aucune sanction, et ne devez pas faire face à un renforcement par ses alliés de l’armement du pays que vous envahissez». C’est concrètement cela que demande cet appel. On peut le tourner dans tous les sens ; c’est bel et bien un appel à l’impunité.

Rien que ces éléments rendent difficile à comprendre la signature d’une série d’organisations belges pourtant importantes. Mais ce n’est pas tout. La manifestation est coordonnée par Ludo De Brabander, qui s’est illustré par son soutien de fait au régime Assad, il a notamment réalisé un voyage à Damas en 2012, en revenant avec un témoignage collant avec la rhétorique du régime, et ce à l’époque même où la machine de mort de ce régime en était à son maximum. Par ailleurs, il a fait preuve d’une grande constance à chaque fois que le régime commettait une attaque chimique en partageant toujours des sources douteuses pour disculper celui-ci. Ces attaques chimiques se sont toujours révélées finalement être imputables à la responsabilité du régime Assad par les enquêtes de l’OIAC, sans qu’il ne rectifie jamais ses propos pour rétablir les faits. Plus récemment, fin 2021, il affirmait dans une interview à Sputnik (média de propagande du pouvoir russe), à propos d’un exercice OTAN-Ukraine dans les eaux territoriales ukrainiennes : « Ce qu’il faut, c’est un environnement démilitarisé. Cette nouvelle guerre froide met en danger la paix dans toute l’Europe. L’OTAN devrait mettre fin à ces provocations et prendre en considération les intérêts de la Russie en matière de sécurité ». Il a donc dit cela alors que la Russie s’apprêtait à envoyer son armée sur Kiev et surtout après que l’armée Russe ait déjà pris possession de la Crimée et de l’est du Donbass. Les « intérêts en matière de sécurité » de l’Ukraine, eux, sont systématiquement absents de son discours. On le voit, cette rhétorique pacifiste creuse s’exprime en dépit du réel et surtout au profit du pouvoir Russe, d’où la place que ses médias réservent à ce type d’acteur. Est-ce vraiment avec Ludo De Brabander que l’on veut militer vis-à-vis d’une guerre d’agression russe ? Comment le fait de s’associer à une telle personnalité n’est-il pas un tout petit peu controversé ? Doit-on reparler de la politique d’extermination du régime Assad ? N’est-ce pas une ligne rouge qui devrait disqualifier ce genre de discours et de porte-drapeau ?

Terminons ce texte sur un extrait du discours de Oleksandra Matviichuk, présidente du Centre pour les libertés civiles, ONG ukrainienne, lors de la réception de son prix Nobel de la paix :

« Quand allons-nous appeler un chat, un chat ?

Le peuple d’Ukraine veut la paix plus que quiconque sur cette terre, mais un pays agressé ne peut parvenir à la paix s’il dépose les armes. Ce ne serait pas la paix, mais l’occupation. Après la libération de Boutcha, nous avons découvert une multitude de civils assassinés dans les rues et les cours de leurs maisons. Ils n’avaient pas d’armes.

Nous ne pouvons plus prétendre que différer la menace militaire russe est un « compromis politique ». Le monde démocratique s’est accoutumé à faire des concessions aux dictatures. C’est pour cette raison que la détermination du peuple ukrainien à résister à l’impérialisme russe est si importante. Nous ne laisserons pas les populations des territoires occupés être tuées et torturées. Sacrifier la vie des Ukrainiens ne peut être un « compromis politique ». Se battre pour la paix ne signifie pas céder à la pression de l’agresseur. Cela signifie protéger les gens contre sa cruauté ».

Et si le mouvement belge pour la paix se mettait à écouter la prix Nobel de la paix 2022 ?

Notes

[1] Ce lien est pourtant fortement à nuancer car c’est bien avant l’invasion que les prix de l’énergie ont commencé à exploser. Ainsi entre le 1er  janvier 2021 et le 31 décembre 2021, le prix moyens de l’essence à la pompe en Belgique est passé de 1,37€ à 1,72€ soit une augmentation de 25,5 %. Entre le 1er  janvier 2022 et le 31 décembre 2022, les prix sont passés à 1,74€ soit une augmentation de 1,2 %. De la même manière le prix du gaz naturel en Belgique est maintenant moins cher qu’il ne l’était à la veille de l’invasion russe. L’impact du conflit aura donc été passager. Ce sont surtout d’autres phénomènes, beaucoup plus structurels, qui amènent à l’augmentation des prix de l’énergie ces dernières années.