Mémorial-France
Visé par des poursuites judiciaires, l’opposant au régime de Vladimir Poutine a décidé de rester en Russie pour continuer à y dénoncer ouvertement la guerre et défendre les droits et libertés, témoigne l’historien Nicolas Werth, spécialiste de l’Union soviétique et de la Russie.
Tribune initialement publiée dans le journal Le Monde daté du vendredi 5 mai 2023
Oleg Orlov, l’un des fondateurs de l’ONG russe Memorial et coprésident du centre de défense des droits humains de Memorial, a été mis en examen le 29 avril. Depuis le 21 mars, il est poursuivi, en vertu du nouvel article 280.3 du code pénal, adopté en mars 2022, après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, punissant de trois ans de prison « les actions publiques répétées visant à discréditer les formes armées défendant les intérêts de la Russie et de ses citoyens ainsi que la paix et la sécurité internationales ».
Depuis le début de l’invasion de l’Ukraine, Oleg Orlov s’est, à plusieurs reprises, posté avec une pancarte dénonçant la guerre dans un lieu hautement symbolique, en face de la Douma, dans un geste fort rappelant celui des dissidents soviétiques. Il a aussi publié un article, « Ils voulaient le fascisme, ils l’ont eu », paru en français sur Mediapart, qu’il a partagé, en russe, sur son compte Facebook.
Lauréat en 2009 du prix Sakharov pour la liberté de l’esprit et du prix du groupe Helsinki en 2012 pour « sa contribution historique à la défense des droits humains », Oleg Orlov, chercheur en biologie, a commencé son combat dès le début des années 1980, en produisant seul, à l’aide d’un hectographe bricolé par lui-même, des affiches contre la guerre en Afghanistan, puis contre la loi martiale en Pologne en 1981.
En 1988, il fait partie des membres fondateurs du « groupe d’initiative Memorial », puis, en 1990, du centre des droits humains Memorial. Homme de terrain, d’un grand courage, il travaille, à partir de 1991, à la tête du programme « Points chauds » du centre des droits humains dans les zones de conflits armés, qui se multiplient, dans le Haut-Karabakh, au Tadjikistan, en Moldavie, en Géorgie et au Caucase du Nord. Il y documente les violations des droits et les crimes de guerre.
Parallèlement, comme expert auprès du Comité des droits de l’homme du Soviet suprême de la Fédération de Russie entre 1990 et 1993, il contribue à l’élaboration de lois relatives à l’humanisation du système pénitentiaire russe et à la réhabilitation des victimes des répressions politiques, lois largement bafouées depuis.
Analyse extrêmement pertinente
Dans la seconde moitié des années 1990 et dans les années 2000, Oleg Orlov joue un rôle majeur dans la dénonciation des crimes de guerre de l’armée russe en Tchétchénie, au côté du grand dissident soviétique Sergueï Kovalev (1930-2021), devenu, après la chute de l’URSS, défenseur des droits de l’homme en Russie, un poste créé dans la Constitution de 1993. En juin 1995, Kovalev et Orlov négocient la libération de 1 500 otages pris dans la petite ville de Boudionnovsk par le chef tchétchène Chamil Bassaev. Une fois les otages libérés, ils se sont substitués aux otages pour garantir leur libération. (sur l'histoire des débuts du Centre des droits humains « Memorial », voir ici)
Tout au long de la seconde guerre de Tchétchénie (1999-2009), Oleg Orlov dirige l’équipe de l’ONG Memorial chargée de documenter les violations des droits humains au Caucase. Il dénonce, en particulier, le régime sanguinaire de Ramzan Kadyrov, le nouveau potentat tchétchène installé par les services secrets russes, et le désigne, en 2009, comme responsable du meurtre de Natalia Estemirova, activiste de Memorial en Tchétchénie, ce qui lui vaut un retentissant procès en diffamation.
Jusqu’à la dissolution de Memorial, en décembre 2021, Oleg Orlov a dirigé la branche « droits de l’homme » de l’ONG, en étroite collaboration avec Memorial International, davantage centrée sur l’histoire et la mémoire des répressions de masse en URSS.
De son exceptionnelle expérience de terrain comme défenseur des droits humains et de son intérêt de toujours pour l’histoire Oleg Orlov a tiré une analyse extrêmement pertinente de l’évolution de la Russie postsoviétique depuis trente ans. Il souligne l’extrême fragilité et la brièveté de la « parenthèse démocratique » qui connaît un coup d’arrêt majeur dès octobre 1993, avec l’assaut armé mené, sur ordre du président Boris Eltsine, contre le Parlement, suivi peu après par la première guerre de Tchétchénie, au cours de laquelle la nouvelle « Russie démocratique » commet d’innombrables crimes de guerre et de violations des droits humains. La reconstruction impériale et la militarisation sont, pour Oleg Orlov, les deux piliers sur lesquels repose l’Etat russe postsoviétique. Un Etat qui dénie toute place à la société civile et aux principes du droit.
Naturellement, Orlov reconnaît que, durant les années Eltsine, malgré la terrible crise économique qui frappe la société russe, un certain nombre d’acquis démocratiques, notamment la pluralité d’opinion, conquis de haute lutte depuis la fin des années 1980, subsistent. Néanmoins, l’Etat de droit ne parvient pas à se constituer, ni la société civile à se structurer, à comprendre et à assumer ce « passé soviétique qui ne passe pas », à s’interroger aussi sur sa propre responsabilité dans le désastre qu’a été le communisme soviétique.
L’arrivée, dans le contexte de la seconde guerre de Tchétchénie, de Vladimir Poutine au pouvoir marque le triomphe définitif des siloviki (« structures de force »), des services de sécurité russes et des militaires. La reconquête de la dimension impériale (comment penser la Russie sans cette dimension ?) va de pair avec une sacralisation de l’Etat et avec la négation des droits des citoyens, réduits à n’être que de « petites vis » dans les rouages de la grande machine étatique, une image chère à Staline. La reconstruction de l’Etat-Empire passe par la guerre et la militarisation du régime. Une même chaîne, insiste Oleg Orlov, relie l’invasion soviétique de l’Afghanistan, les deux guerres de Tchétchénie, l’invasion russe de la Géorgie et l’intervention russe en Syrie, formidable terrain d’expérimentation des techniques de guerre totale et des crimes de guerre contre les populations civiles mis en œuvre depuis février 2022 en Ukraine.
Malgré des dizaines d’interpellations et de gardes à vue, Oleg Orlov a décidé de rester en Russie et de continuer à protester ouvertement afin de dénoncer la guerre, toutes les formes de censure, et de défendre les droits et libertés des Ukrainiens et des Russes. Le 17 avril 2023, à la sortie du tribunal qui venait de condamner son ami Vladimir Kara-Mourza à vingt-cinq ans de prison, il a pris publiquement la parole, seul, pour condamner ce monstrueux déni de justice. Fidèle à lui-même, à son engagement de toute une vie pour la défense des droits humains.