Entretien avec Vladislav Starodoubtsev, membre de la direction de l’organisation socialiste ukrainienne Sotsialnyï Roukh (Mouvement social)

Author
Vladyslav Starodubtsev Tom Harris

Cette traduction française va paraître dans le numéro de juillet de la revue Contretemps. Elle est donc pour l’instant à usage interne. Merci de ne pas republier ou diffuser pour l’instant.

Entretien avec Vladislav Starodoubtsev, membre de la direction de l’organisation socialiste ukrainienne Sotsialnyï Roukh (Mouvement social)[1].

Ukraine : une guerre de libération nationale

Tom Harris : La guerre s’est déplacée vers le Donbass. Quel effet a ce déplacement sur le cours de la guerre ? Comment cela change-t-il l’expérience quotidienne de la guerre ? Et à quel genre de changements futurs t’attends-tu ?

Vladyslav Starodoubtsev : En termes d’expérience quotidienne, tout dépend de la région. À Kyiv, c’est un soulagement apprécié, parce que nous ne sommes pas assiégés. Les cadavres, les voitures et les chars détruits ont disparu, et le sang a été nettoyé. Ça ressemble un peu plus à une vie normale. Bien sûr, on reçoit parfois des tirs de missiles, mais ça redevient un peu comme dans une ville paisible. Dans certaines villes, les forces russes avancent, mais certaines autres ont été libérées. Donc les différences sont grandes.

Ce déplacement a-t-il été une surprise pour les Ukrainiens ? Je ne le pense pas. Avant la guerre, tout le monde s’attendait à ce qu’une nouvelle invasion du Donbass commence. Personne ne s’attendait à un mouvement aussi brutal vers Kyiv. Donc, c’est plutôt une sorte de retour à une stratégie russe logique et rationnelle. D’une part, cela vous rend plus calme, et l’avenir semble plus prévisible. Mais d’un autre côté, c’est dangereux, car cela suggère que le commandement russe a commencé à comprendre ce qu’ils sont en train de faire et à réfléchir à leurs opérations de manière plus rationnelle. La situation dans le Donbass est difficile pour l’armée ukrainienne. Rien ne garantit que les Ukrainiens vont gagner, et la situation peut toujours évoluer dans un sens comme dans l’autre.

Du côté russe, ils ont l’avantage dans de nombreux domaines technologiques et en armement. Ils n’ont aucun problème avec leur ravitaillement lorsqu’ils sont dans le Donbass. Ils peuvent utiliser plus librement leurs appuis aériens et leur artillerie. Cela n’aurait pas été possible s’ils avaient continué à pousser toujours vers la capitale. Ils auraient eu besoin de beaucoup plus de convois de ravitaillement pour l’armée et l’artillerie, de beaucoup plus d’opérations aériennes, et de s’emparer d’aérodromes. Tout cela rendrait l’armée russe plus vulnérable. Mais dans le Donbass, c’est comme pendant la Première Guerre mondiale, sauf que c’est avec des drones et des armes modernes.

TH : En cas d’une attaque contre Odessa, t’attends-tu à une invasion russe de la Transnistrie ? Et plus largement, penses-tu que la guerre pourrait s’étendre et s’intensifier à l’échelle internationale ?

VS : Après le 24 février, j’essaie de ne pas faire de pronostics !

TH : C’est clair ! Lors des manifestations au Royaume-Uni, certains appellent à imposer une zone d’exclusion aérienne. Qu’en penses-tu ?

VS : Je suis plutôt indifférent à la question d’une zone d’exclusion aérienne. Je pense que pour la plupart de nos camarades c’est une revendication totalement irréaliste. Les puissances occidentales ne le feront pas, alors pourquoi en discuter ? Cette demande était soutenue par une majorité de la population ukrainienne par crainte des bombardements et des frappes aériennes. Et c’est une crainte tout à fait fondée.

La Russie dit qu’elle va poursuivre l’escalade militaire et même attaquer des convois transportant de l’aide militaire. Donc une escalade est une possibilité, indépendamment de ce que fera l’OTAN. Réellement, nous ne pouvons faire aucune prévision. Je pense qu’une zone d’exclusion aérienne n’est pas réaliste, et constituerait pour elles une situation à haut risque et peu gratifiante.

Il est bien plus préférable d’exiger tout simplement plus d’armes pour l’Ukraine. C’est plus efficace et comporte moins de risques. Bien sûr, c’est toujours une demande qui pourrait conduire à une escalade, mais alors tout pourrait conduire à une escalade. Sauf si nous nous rendons et disons « Faisons tout ce que dit le Kremlin et laissons-les anéantir la population ukrainienne ». Cela éviterait probablement une escalade… en tout cas seulement pour un temps !

Les gouvernements occidentaux ne se bornent pas à refuser la mise en place d’une zone d’exclusion aérienne. Ils n’engagent pas, non plus, des actions raisonnables qui pourraient vraiment aider l’Ukraine. L’armée ukrainienne est toujours sous-approvisionnée, toujours à court d’armes. Et côté sanctions ? La Russie a une monnaie plus stable aujourd’hui qu’avant la guerre. Bien sûr, ils ont eu recours à l’intervention de l’État pour sauver le rouble. Mais cela montre que dans la pratique les sanctions n’ont pas beaucoup d’effet. Nous devrions faire pression pour que soient imposées des sanctions sur le gaz, le pétrole, les banques, la monnaie, etc.

Je pense que les seules sanctions qui ont été efficaces concernent les équipements de haute technologie, ce qui a créé de gros problèmes dans la conception et la fabrication d’armes en Russie. Mais cela n’est toujours pas suffisant pour stopper la machine de guerre. Ils continuent toujours à acheter les équipements, les instruments et les matériaux nécessaires à la fabrication de leurs armes. Ils ont une économie qui tourne.

Je pense donc que c’est de cela dont nous devrions discuter, plutôt que de débattre si l’on peut forcer l’OTAN à intervenir ou pas. Si les pays occidentaux voulaient aider, ils l’auraient pu. Il y a de nombreuses façons de le faire, mais dans la pratique les capitalistes occidentaux ne trouvent pas très attrayant de favoriser ce genre de demandes.

TH : En Grande-Bretagne, lorsque nous brandissons le mot d’ordre « Des armes pour l’Ukraine ! », beaucoup de gens disent que l’Occident est déjà en train d’armer l’Ukraine.

VS : Beaucoup d’armes n’ont pas été données, mais vendues. Et vendues plus cher que leur coût normal, ce qui est un problème pour notre économie. Et il n’y en a pas assez. La vérité est que l’armée russe est bien mieux armée. Nous n’avons pas assez d’obus d’artillerie. Les Russes peuvent tirer 50 obus, et nous ne pouvons riposter qu’avec quatre ou cinq. Il y a une quantité très déséquilibrée d’équipements et de fournitures militaires des deux côtés. C’est quelque chose dont il faudrait parler et faire campagne autour de cette question. Un projet de loi Lend Lease a été adopté aux États-Unis. C’est probablement le plus qu’un gouvernement occidental ait fait pour nous. Il enverra beaucoup d’aide militaire à l’Ukraine. [2]

Mais le temps est un facteur : ça n’arrivera qu’au milieu de l’été. Et c’est toujours insuffisant. Nous n’avons pas seulement besoin d’armes ; nous avons besoin que celles-ci soient livrées à temps ; nous devons être entraînés à les utiliser, et elles doivent être en quantité suffisante pour combattre la deuxième plus grande armée du monde. Les États-Unis ont un budget militaire énorme, et ils nous donnent encore de vieilles armes. Avec ce budget, pourquoi nous donne-t-on des armes qui ont été fabriquées il y a 20 ans ? Vous voulez un bon moyen de démilitariser l’Europe et les Etats-Unis ? C’est facile : donnez-les à l’Ukraine, s’il vous plaît !

TH : La guerre s’annonce beaucoup plus longue que prévu. Votre organisation Sotsialnyï Roukh (Mouvement social) le dit aussi, mais en même temps vous posez la question de savoir quelle sorte d’Ukraine on devrait reconstruire après la guerre. Comment concilies-tu cela, alors même que la guerre continue ?VS : Nous ne savons pas combien de temps cette guerre va durer, mais les discussions sont déjà en cours. Les gens ont toujours besoin d’un travail, d’un endroit où habiter, de prestations sociales. Nous faisons campagne pour qu’on commence à reconstruire dès maintenant, même sous les tirs de missiles. Et il est important que la gauche se fasse entendre dans cette discussion, parce qu’il y a des gens qui voudraient reconstruire le pays sur la base des politiques de droite, favorisant le marché. Il y a une bataille d’idées et de conceptions concernant ce à quoi la reconstruction devrait ressembler.

Même quand la guerre est là, les gens ont toujours besoin de dépenses sociales, de nourriture, de logements sociaux. Ils ont besoin d’un revenu universel vital, car tout le monde est en train de perdre son emploi. Nous avons besoin d’un interventionnisme de l’État visant à garantir l’emploi, la santé et l’éducation. Avec un marché libre, cela ne se fera pas. Après la guerre, il y aura un besoin de gros investissements dans les régions libérées, surtout si l’Ukraine libère des endroits comme le Donbass ou la Crimée, qui ne sont pas attrayants pour les investisseurs. Nous avons besoin de mener ces discussions maintenant, sinon la reconstruction se fera suivant les intérêts de l’oligarchie et de la grande finance.

TH : Comment la guerre a-t-elle changé les activités politiques de Sotsialnyï Roukh ?

VS : Je pense que la guerre nous a révolutionnés, ainsi que toutes les organisations en Ukraine. Pour la société ukrainienne, c’était comme une poussée d’adrénaline, un changement d’époque. Nous avons beaucoup de choses à faire, et si nous ne les faisons pas, alors la gauche sera détruite. Lorsque la guerre a éclaté, nous organisions des réunions quotidiennes pour discuter où nous en sommes et ce que nous devons faire. Puis, au fil du temps, ces réunions se concentraient de plus en plus sur les tâches, sur ce qui devait être fait dans les jours à venir. Nous étions tous très mobilisés, très efficaces. Et lorsque l’adrénaline liée à la guerre a commencé à baisser, nous avons pumaintenir cette nouvelle structure et ces nouvelles méthodes de travail. Maintenant, nous travaillons beaucoup plus efficacement, parce que nous avons eu cette expérience des premiers moments de la guerre, où il fallait faire dans l’urgence tout ce qui était nécessaire. Cela a été utile pour notre travail.

Avant la guerre, nous faisions campagne pour la nationalisation du secteur de l’énergie, contre les hausses des prix des transports publics à Kyiv. C’étaient de petites campagnes de ce genre. Une fois la guerre déclenchée, nous avons beaucoup diversifié notre travail. Certains des militants de notre organisation sont partis à l’armée, et nous les avons donc soutenus avec du matériel et des fournitures médicales. D’autres se sont investis dans le travail humanitaire. C’est une expérience totalement nouvelle pour nous, quelque chose que nous ne faisions pas avant la guerre. Nous étions obligés de trouver des solutions, comment organiser tout ça, comment collecter de l’argent, comment transporter les produits, etc.

Lorsque la guerre a commencé, des restrictions légales furent introduites concernant les actions de protestation. Nous avons dû nous adapter pour faire avancer en temps de guerre les objectifs concernant les droits des travailleurs et la lutte pour le socialisme. Nous avons lancé des initiatives de consultations juridiques et de résistance passive des travailleurs, car nous ne pouvions plus organiser de grèves ni de rassemblements. Nous avons essayé de réfléchir de manière créative. Nous avons dressé une liste noire des employeurs qui utilisent la guerre pour restreindre les droits des travailleurs. Nous avons incité les travailleurs à écrire des lettres ouvertes aux patrons. Nous avons lancé des campagnes médiatiques contre les patrons qui tentaient, sans raison valable, de restreindre les droits des travailleurs et de dégrader les conditions de travail. Les consultations juridiques étaient importantes, car certains employeurs ne peuvent pas s’empêcher de faire des choses totalement illégales, y compris lorsqu’ils ont toutes les lois en leur faveur ! Nous aidons les travailleurs à saisir les tribunaux pour contester les décisions et obtenir des dédommagements.

Notre travail international s’est complètement transformé avec cette guerre. Avant, nous avions des contacts avec l’Ukraine Solidarity Campaign britannique, et un peu avec Die Linke en Allemagne. Quand la guerre a commencé, nous avons contacté tous ceux qui pouvaient nous aider. Avant la guerre, nous étions très centrés sur l’Ukraine, et à l’international sur l’Allemagne. Mais maintenant, de nombreux militants partout dans le monde font la promotion de notre campagne pour l’annulation de la dette ukrainienne, et soutiennent notre lutte. Auparavant, nous étions très peu à avoir de l’expérience dans le travail avec autant de contacts internationaux. Mais maintenant, c’est devenu une partie très importante de nos activités.

TH : Quand et comment a commencé ton engagement dans Sotsialnyï Roukh, et quel est ton rôle dans cette organisation ?

VS : J’ai commencé à militer dans cette organisation il y a quelques années. Mes premières activités concernaient un mouvement de protestation de cheminots contre la privatisation des chemins de fer ukrainiens. C’était une réforme néolibérale, anti-ouvrière et antisociale. Heureusement, cette réforme ne s’est pas passée comme prévu par le gouvernement. Car s’ils avaient réussi à la faire passer, les évacuations par trains pendant la guerre auraient été impossibles. C’était un bon début ! J’ai découvert Sotsialnyï Roukh complètement par hasard, via un rendez-vous sur le site Tinder avec un adhérent. Nous avons participé à des grèves de mineurs à Kryvyï Rih [3] et à des campagnes pour l’augmentation des salaires du personnel médical. Nous avons organisé divers événements, et nous nous sommes impliqués davantage dans les discussions idéologiques au sein du Sotsialnyï Roukh. Je suis devenu le plus jeune membre du comité exécutif de l’organisation. C’est une organisation avec une direction collective. Pour le moment, mon principal travail concerne essentiellement la campagne pour l’annulation de la dette.

TH : Est-ce que Sotsialnyï Roukh est une organisation politiquement homogène, ou bien est-elle assez diverse ? Et y a-t-il en son sein des débats ou des divergences particulièrement importantes ?

VS : Je pense que beaucoup de désaccords que nous avons dans notre organisation sont du même type que ceux que vous avez dans la gauche occidentale. Certains sont plus influencés par la gauche occidentale : ils veulent parler plus de l’expansion de l’OTAN. D’autres pensent que cette discussion a franchement une connotation très coloniale, centrée sur l’Occident, et que nous devrions produire nos propres récits ukrainiens. Cette discussion est assez large dans notre organisation. En général, les débats se mènent entre une gauche trotskyste plus ancienne et une Nouvelle gauche présente dans l’organisation, plus socialiste-démocratique ou anarchiste. En général, je dirais que nous sommes plus unis que la plupart des organisations de gauche ! Nous sommes totalement unis sur les questions essentielles. Nous sommes d’accord sur la guerre, nous voulons tous le socialisme, et nous sommes tous pro-ukrainiens. D’habitude, là où nous ne sommes pas d’accord, c’est sur des questions de moindre importance. Et même s’il y a beaucoup de discussions et d’argumentations, les divisions ne suivent pas toujours les mêmes lignes sur toutes les questions. Parfois, certains trotskystes et certains socialistes démocrates seront en désaccord entre eux sur telle question, et d’accord sur d’autres. Et ces désaccords sont plutôt d’ordre pratique qu’idéologique.

TH : Lors de la conférence à Lviv, vous avez discuté du fait que beaucoup de partis « socialistes » en Ukraine sont en réalité très conservateurs, et baignent dans la nostalgie de l’URSS. Y a-t-il d’autres organisations de gauche en Ukraine qui soient plus authentiques et plus saines ? Avez-vous des liens avec d’autres organisations de gauche en Ukraine qui vous paraissent intéressantes ?

VS : Nous sommes la plus grande organisation de gauche en Ukraine…, pourtant nous ne sommes pas si nombreux ! L’autre gauche est très petite. Il faut comprendre cela d’abord. Nous avons des contacts avec toutes les organisations de gauche qui existent dans le pays, et qui ont une position pro-ukrainienne et non nationaliste russe. Nous travaillons essentiellement avec des organisations qui mettent en avant et défendent les droits des travailleurs, même à la manière libérale de gauche ou social-libérale. Par exemple, nous avons des liens avec la Plate-forme social-démocrate qui est orientée vers des partis comme le SPD allemand. Ils ne se situent pas tellement dans les traditions de la gauche radicale ou de la gauche anticapitaliste. Mais nous travaillons avec eux dans certains domaines, où nos avis se recoupent. Même chose concernant les anarchistes. Nous travaillons avec toutes les organisations anarchistes qui font du travail pratique. Par exemple, nous avons des liens avec l’organisation féministe Bilkis et avec la résistance anarchiste qui combat actuellement au sein de l’armée. Nous travaillons avec l’Opération Solidarité. Hormis les courants ci-dessous, il n’y a pas à vrai dire d’organisations politiques de gauche, et c’est très triste !

Nous travaillons également avec des groupes de réflexion (« think tanks ») de gauche, des groupes écologistes, des organisations de défense des droits humains, des groupes comme Ecodia ou Fridays for Future. Ce sont des ONG qui travaillent sur des questions de démocratisation, luttent contre le changement climatique, pour la transparence, etc., et comptent généralement parmi nos amis les plus proches dans les campagnes pour une société plus sociale, écologique et démocratique. Nous sommes d’accord sur des questions pratiques, même si nous sommes en désaccord sur les choix idéologiques. Et de cette manière, à mon avis, nous poussons la société civile ukrainienne vers la gauche.

TH : Lors d’un récent meeting de l’Ukraine Solidarity Campaign (G-B), tu as comparé l’invasion russe de l’Ukraine à plusieurs autres conflits géopolitiques, comme la Palestine, le Kurdistan, la répression française en Algérie. Quels éléments tires-tu de ces comparaisons ?

VS : Pour moi, la comparaison avec l’Algérie est très parlante. La France avait une mentalité coloniale, considérant l’Algérie comme une partie de la France, comme étant logiquement son territoire, sa sphère d’influence. Et certains dans la gauche française ont soutenu cela ! Ils ont dit : « c’est le territoire de la France, peu importe qu’on soit de gauche, il faut soutenir la France pour des raisons géopolitiques ». Des gens de gauche comme Guy Mollet ou François Mitterrand parlaient ainsi. Et il y a une division similaire dans la gauche en ce moment. Beaucoup soutiennent le nationalisme russe dans la gauche occidentale, comme le Parti communiste portugais ou le Morning Star britannique, qui prétend ne pas soutenir l’invasion, mais quand on lit entre les lignes on voit bien qu’en réalité il la soutient.

Mais ce n’est pas seulement une guerre entre des États qui se disputent une position géopolitique. Comme l’Algérie, c’est aussi une guerre décoloniale de libération nationale. Non seulement nous défendons notre pays contre l’occupation et les massacres, mais nous rompons avec la tradition du colonisateur qui nous a occupés pendant des centaines d’années. Avant 2014 et la révolution du Maïdan, l’Ukraine était un pays très centré sur la Russie. Le pays a été conçu pour servir la Russie et les Russes plutôt que la population ukrainienne. C’est vrai de toutes sortes de pays colonisés – conçus au profit des colonisateurs, économiquement, politiquement, culturellement et nationalement. Il y a donc des comparaisons avec ce que faisaient les Algériens pour essayer de se débarrasser de l’influence française.

Il y a également des similitudes avec la lutte des Kurdes. La Turquie utilise la même rhétorique que la Russie. Ils ne parlent pas de guerre, mais d’une « opération spéciale ». Ils disent qu’une nation telle que le Kurdistan n’existe pas, que les Kurdes n’ont pas de droits civiques ni de droits à leur terre, ou encore que tous les Kurdes sont des terroristes. Tout comme [Moscou qui dit] que tous les Ukrainiens sont des nazis… C’est le même récit, la même justification, sauf qu’elle est appliquée à une autre région. C’est la même chose avec Israël et la Palestine. Tous les colonisateurs ont la même façon de penser. Israël n’a pas condamné fermement l’invasion russe. Il y a eu une réunion diplomatique entre le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov et des responsables israéliens. Il leur a dit que l’Ukraine c’était comme la Palestine. Pour une fois dans sa vie il disait la vérité ! C’est une situation similaire. Israël comprend cela, et ils se sentent plus proches de la version russe de cette histoire.

TH : Je pense qu’ils sont aux petits soins avec la Russie, parce qu’ils ont leurs propres combines avec eux en Syrie, et qu’ils ne veulent rien dire qui puisse faire gripper les rouages de leur entente.

VS : Ils utilisent des arguments similaires à ceux de la Russie, donc ils ne veulent pas les critiquer. Comment pourraient-ils exprimer des critiques sur ce que fait la Russie, puisque celles-ci s’appliqueraient également à ce qu’eux ils font en Palestine !

TH : La Russie et ses sympathisants au sein de la gauche occidentale font beaucoup de bruit au sujet des discriminations à l’encontre des russophones. Penses-tu qu’il y a quelque chose de réactionnaire dans la façon dont le gouvernement ukrainien a traité la question de la langue russe et des droits des russophones ? Ou bien est-ce juste de la propagande du Kremlin ?

VS : Je vais dire mon point de vue. Je ne veux pas parler au nom de Sotsialnyï Roukh, car nous avons des opinions différentes. Je dirai qu’en Ukraine, il existe une certaine discrimination à l’encontre de la langue russe, mais pas au travers des lois dans la plupart des cas. C’est à cause de certains militants de base. Ils vont dans le Donbass et dans les régions russophones, et ils reprochent aux gens d’utiliser des mots de manière incorrecte. Ce n’est pas vraiment de la discrimination, mais c’est très énervant. C’est une manière de faire honte aux gens et de les provoquer. Ce n’est pas le gouvernement qui fait ça, mais des activistes qui prônent une ferveur patriotique radicale. Mais ces actions ont eu un résultat inverse : elles ont conduit certaines personnes à se tourner contre la langue ukrainienne. Parce que ces activistes venaient à leur lieu de travail et à leur domicile, et leur disaient comment il fallait parler !

Ceci étant dit, les lois pro-ukrainiennes sont bonnes en fait. En Ukraine, la langue est liée au problème colonial. Il y a un grand espace pour la langue russe. Si vous connaissez le russe, vous êtes bien dans ce pays. Mais si vous ne connaissez que l’ukrainien, vous aurez des problèmes. Il faut connaître les deux langues, ou au moins le russe, pour avoir un emploi, pour participer à la vie publique. Dans les médias, c’est la langue russe qui dominait de manière disproportionnée, au détriment de l’ukrainien. Ce pays a été créé et conçu pour les russophones, par le biais de la russification de l’URSS et de l’empire russe. Le russe avait une position privilégiée.

Après la révolution du Maïdan, le gouvernement a essayé de pousser dans le sens d’une politique plus égalitaire. Il fallait faire quelque chose pour créer un espace permettant à la langue et à la culture ukrainiennes de se développer librement. Cela a introduit certaines limites à la domination du russe. Évidemment, lors de la mise en pratique de telles politiques, il y a toujours quelques résistances du côté du groupe privilégié. Et ici, le groupe privilégié est russophone. Vous pourriez faire un parallèle avec les Noirs et les Blancs d’Afrique du Sud, avec la question de race plutôt que de la langue. À l’époque soviétique ou du temps de l’empire russe, si vous parliez en russe et ne vous considériez pas comme Ukrainien, alors vous faisiez partie de cette race de maîtres russes ; vous étiez privilégié. Mais si vous parliez l’ukrainien, ou vous considériez comme Ukrainien, alors vous étiez une personne de deuxième catégorie. Ce n’est pas exactement la même situation. En Afrique du Sud, tout était une affaire de couleur de peau, mais ici c’était d’ordre plus politique, plus culturel. Donc, lorsque l’Ukraine est devenue indépendante, beaucoup de cette inégalité est resté, et il fallait faire quelque chose pour changer ça.

Certains russophones – et je suis russophone moi-même, c’est dire ! – ou des personnes à l’identité politique orientée vers la Russie, ne pouvaient pas supporter ça, et se sont senties trahies voyant que leur nation russo-centrée encourage la langue et l’identité ukrainiennes.

Personnellement, je suis partisan des politiques d’ukrainisation, mais je pense qu’elles devraient être menées de manière sociale. L’État devrait étendre les espaces culturels et l’éducation pour encourager la langue ukrainienne, au lieu de le faire de manière néolibérale, ce qui énerve encore plus les russophones. Au lieu de se borner à renommer les rues et à adopter des lois, ils devraient vraiment financer des projets culturels et promouvoir le dialogue. Nous soutenons l’idée générale de développement de la langue ukrainienne. Nous sommes contre les méthodes qui ne font que provoquer des conflits sociaux, au lieu de favoriser le dialogue social. Et le développement de la culture ukrainienne a besoin d’un financement budgétaire très conséquent.

TH : Quelles campagnes ou actions de solidarité devraient mener les activistes de la gauche et du mouvement ouvrier au niveau international dans les mois à venir ?

VS : En Ukraine, le gouvernement essaie de faire passer une nouvelle loi antisociale (projet de loi n° 5371), encore plus dure que les précédentes. Les travailleurs ukrainiens ont besoin d’un soutien international contre cette législation, qui est néolibérale même au regard des standards de l’Union européenne. Cette loi permettra de licencier les gens sans aucune consultation, et introduira des contrats dits de « zéro heure ».[4] C’est quelque chose d’absolument horrible pour la stabilité des travailleurs, qui peuvent être licenciés à tout moment, sans garanties sociales et avec moins de protection syndicale. Nous avons besoin de l’aide de la gauche internationale, pour qu’elle parle et fasse campagne au sujet de cette loi. Car autrement, il nous sera bien difficile de s’y opposer.

En deuxième lieu, la gauche devrait appeler à ce que soit annulée la dette de l’Ukraine. L’annulation de la dette ukrainienne pourrait être le premier pas vers la création d’un nouvel ordre économique mondial, plus social et démocratique, où des structures comme le FMI ne pourraient plus exploiter les pays en développement. Un nouvel ordre où ces pays pourraient être soutenus, pourraient bénéficier de prêts à des conditions progressistes, et où l’on favoriserait des politiques sociales des États et non les politiques néolibérales.

Le pas suivant consistera à faire campagne pour la reconstruction de l’Ukraine. Cette reconstruction devrait signifier une rupture avec le consensus néolibéral et les politiques d’austérité. Elle doit être socialement orientée, écologique, féministe et inclusive, bâtie sur la base de l’interventionnisme et des investissements de l’État, et non sur la domination du marché libre. Ce serait le premier pas visant à dépasser le consensus basé sur l’austérité, et à enclencher une nouvelle séquence basée sur des politiques de protection sociale. C’est important non seulement pour l’Ukraine, mais également pour la gauche internationale, afin de promouvoir ses idées et ses points de vue. L’Ukraine a besoin d’être reconstruite. Tout le pays a été bombardé, et beaucoup de gens sont morts. Mais également en tant que producteur mondial de nourriture, car notre reconstruction est indispensable pour éviter un chaos bien plus vaste.

Un autre thème sur lequel la gauche devrait faire campagne, ce sont les armes pour l’Ukraine. L’Occident a déjà un budget militaire massif, alors envoyez les armes à l’Ukraine ! En fait, faire pression pour que les budgets militaires extrêmement importants déjà existants servent à soutenir l’Ukraine devrait être le moyen le plus réaliste pour lutter pour la démilitarisation. Parce que c’est l’agression russe qui est la raison de cette nouvelle remilitarisation. Alors aidez à l’arrêter directement ! Alors, envoyez vos armes ici ! Et ne les remplacez pas chez vous par des armes nouvelles ! De cette manière, les revendications – progressistes – d’envoi d’armes à l’Ukraine et celles de démilitarisation à l’Ouest pourraient être interconnectées.

L’armée ukrainienne résiste face à une attaque sans précédent contre notre pays depuis la Deuxième Guerre mondiale, et ses soldats ont besoin d’une aide considérable pour arrêter les envahisseurs. Il y a un récit, qui dit que l’armée ukrainienne est tellement moderne, tellement bien équipée et si avancée. Ceci est tout bonnement faux ! On tient principalement grâce à la bravoure et à notre supériorité dans la défense. Mais en termes de matériel militaire, la Russie est de loin bien plus équipée. Ils ont plus de drones, plus de chars, plus d’armes. Nous n’avons essentiellement que des missiles Javelin, et encore pas beaucoup. Ce n’est pas assez. Les armes devraient être livrées sans aucune condition, sans aucune exigence de paiement, sans exiger des intérêts de crédit. Si l’Ukraine devait payer pour les armes, nous n’aurions plus d’argent pour les besoins élémentaires de la population.

Et nous avons besoin aussi de sanctions contre la Russie. Pas seulement des sanctions frappant l’État ou l’oligarchie : tous les Russes devraient sortir de la normalité et de leur routine quotidienne. Imaginez une vie normale, lorsque votre pays est en train de commettre un génocide ! Les choses ne devraient pas être comme ça. L’économie de la Russie devrait être sanctionnée par tous les moyens. La Russie ne devrait pas être autorisée à avoir une monnaie stable pour les besoins de sa guerre, ni à produire de nouvelles armes et de nouveaux équipements militaires. Les Russes devraient sentir que maintenant les choses sont différentes. Quand la guerre sera finie, ils devraient avoir une vie normale, mais lorsque la guerre continue, ils devraient sentir qu’ils ne sont pas uniquement des participants indifférents ; qu’ils ont aussi une part de responsabilité dans ce qui se passe. À gauche, il y a cette discussion stupide sur les sanctions, qui feraient mal à la classe ouvrière. Mais la classe ouvrière russe en fait soutient la guerre. Elle produit des armes, et elle participe à l’armée. Et en Allemagne, au Danemark et dans d’autres pays, elle organise des manifestations de soutien à l’agression russe. Pourquoi alors ne devrait-on pas les sanctionner aussi, ces ouvriers ? Ils aident directement la Russie.

Les sanctions pourraient faire mal à la classe ouvrière russe, mais elles aideront la classe ouvrière ukrainienne qui, elle, lutte juste pour survivre. L’empathie ne devrait pas être inégale, uniquement du côté russe, mais englober également les Ukrainiens. Les situations sont complètement différentes. En Ukraine, les gens meurent. En Russie, les gens sont privés de la possibilité d’acheter des cheeseburgers. Si les gens sentent qu’ils ne sont pas les bienvenus parce qu’ils ne sont pas contre la guerre, alors c’est tout à fait normal. Moralement, c’est absolument correct.

TH : Merci beaucoup de nous avoir parlé de ce que fait Sotsialnyï Roukh. Et nous ferons de notre mieux, ici en Grande-Bretagne, pour soutenir votre combat.

VS : Merci pour votre solidarité, et merci de parler de l’Ukraine et de ses problèmes !

Vladislav Starodoubtsev est membre de la direction de l’organisation socialiste ukrainienne Sotsialnyï Roukh (Mouvement social)

P.S.

Notes

[1] Vladislav Starodoubtsev et d’autres activistes du Mouvement social sont également très actifs au sein du Réseau européen de solidarité avec l’Ukraine RESU/ENSU https://ukraine-solidarity.eu/ Mouvement social (Sotsialnyï Roukh, Соціальний Rух, https://rev.org.ua/ ) est une jeune organisation de la gauche indépendante ukrainienne luttant pour le socialisme démocratique en Ukraine et à l’échelle internationale. Fondée en 2015, à la suite de la révolution démocratique du Maïdan 2013-2014 et de l’occupation de la Crimée et du Donbass par la Russie de Poutine, elle est issue de la confluence de divers courants de la gauche alternative ukrainienne.

[2] Programme d’armement mis en place par les États-Unis pendant la Deuxième Guerre mondiale, afin de fournir aux pays alliés contre Hitler du matériel de guerre sans intervenir directement dans le conflit.

[3] Kryvyï Rih – grande cité sidérurgique et minière d’environ 700.000 habitants, située dans l’Ukraine centrale près du fleuve Dniepr et de deux autres grandes villes industrielles Dnipro (ancien Dniepropetrovsk) et Zaporijia.

[4] Sans que l’employeur soit obligé de garantir au salarié au moins un temps minimum de travail.

Traduction de l’anglais et notes : Stefan Bekier

L’entretien a été réalisé par Tom Harris et publié le 7 juin 2022 sur le site de Workers’ Liberty, une des organisations de la gauche radicale britannique. https://www.workersliberty.org/story/2022-06-07/ukraine-making-war-liberation.

Cette traduction française de l’interview va paraître dans le numéro de juillet de la revue Contretemps. Elle est donc pour l’instant à usage interne. Merci de ne pas republier ou diffuser pour l’instant.