Un autre soutien à l’Ukraine était possible {Justine Brabant}

Durant trois ans de guerre, le monde a dépensé des milliards pour aider l’Ukraine. Mais ce soutien aurait pu être différent : plus attentif aux besoins concrets des Ukrainiens, plus transparent, plus démocratique et plus cohérent. Et donc mieux compris et accepté par les Européens.

Trois ans après son invasion brutale par la Russie, l’Ukraine se prépare à des négociations difficiles autour d’un éventuel cessez-le-feu. En plus d’avoir payé cette guerre de son sang – plusieurs centaines de milliers de morts et de blessés –, vu son économie ravagée et sa population quitter le pays en masse, elle risque d’être contrainte de céder des territoires et de voir les responsables des multiples crimes commis par l’armée russe échapper à la justice.

À ces pertes concrètes s’ajoute une double défaite symbolique.

La première est le flot d’insultes que lui inflige depuis quelques jours le nouveau président des États-Unis. Donald Trump entretient des relations cordiales avec Vladimir Poutine, répète à qui veut l’entendre que cette guerre est « ridicule » et, dans un retournement complet de l’histoire, que le président ukrainien Volodymyr Zelensky, ce « dictateur », serait responsable de son déclenchement. L’adoption de ce récit et la volonté manifeste de ne pas sanctionner Vladimir Poutine ont des conséquences qui vont bien au-delà de l’Ukraine et constituent, selon certains historiens, « le défi le plus important lancé à l’ordre international depuis 1939 ».

La seconde est la défiance croissante du reste du monde : de relativement consensuelle à travers l’Europe, l’aide à l’Ukraine est désormais contestée au point de devenir un des carburants les plus puissants des extrêmes droites sur le continent. Dans de nombreux pays d’Amérique latine et d’Afrique, la guerre en Ukraine est devenue la démonstration d’une certaine hypocrisie occidentale et a paradoxalement contribué à faire de Vladimir Poutine un champion de la lutte pour l’émancipation des peuples non occidentaux.

Tout cela est advenu en dépit de milliards d’euros d’aide militaire et financière apportés à Kyiv par ses partenaires. La France, qui a participé à ce mouvement de soutien, pourrait estimer avoir fait sa part : elle a donné de l’argent, envoyé des équipements militaires, n’était-ce pas là tout ce qu’elle pouvait faire ?

En réalité, un autre soutien à l’Ukraine était possible. Plus attentif aux besoins concrets des Ukrainien·nes, mieux compris et accepté par les Européen·nes, plus transparent et plus cohérent. Il n’aurait peut-être pas pu éviter l’acharnement de Vladimir Poutine et la catastrophe de la capitulation de Donald Trump face à ce dernier. Mais il aurait sans doute permis de rendre les sociétés européennes collectivement plus fortes pour y faire face.

« Isolons Poutine : isolons les logements »

Il aurait fallu pour cela accorder plus d’attention au sort des Ukrainien·nes, et moins à celui des multinationales françaises de l’énergie, des transports ou de la défense.

Car n’avoir pas de mots assez durs pour la Fédération de Russie, « menace existentielle pour les Européens » selon Emmanuel Macron, est une chose. Lui acheter, dans le même temps, des volumes record de gaz naturel liquéfié en est une autre. La France a augmenté de 81 % ses importations de GNL en 2024, assurant à Moscou au moins 2,68 milliards d’euros de revenus.

Cette hypocrisie bénéficie à TotalEnergies, qui fournit l’Europe en GNL russe. Un soutien différent à l’Ukraine aurait consisté à trouver les solutions pour se passer du gaz liquéfié russe, et des combustibles fossiles de manière générale. Une solution existe : la transition énergétique. « Isolons Poutine : isolons les logements », résume efficacement une campagne des Verts européens. L’Europe n’en prend clairement pas la voie : le Parlement de Strasbourg, sous l’impulsion de sa majorité conservatrice, veut démanteler le texte européen le plus ambitieux sur le sujet, le Pacte vert.

Quinze jours avant l’invasion russe, Paris mettait son énergie au service d’une autre multinationale française : Alstom. Alors que Volodymyr Zelensky se préparait à entrer en guerre, Emmanuel Macron, en visite à Kyiv, le pressait de finaliser la signature d’un contrat de près de 1 milliard d’euros entre l’État ukrainien et le géant tricolore du ferroviaire. Les images de ce moment, immortalisées dans un documentaire, provoquent un net malaise. Un soutien sincère à l’Ukraine aurait supposé de comprendre qu’il y a des moments où diplomatie et affaires ne font pas bon ménage.

Une fois l’invasion russe effectivement déclenchée, Paris n’a cessé de veiller sur son industrie de défense. Les « dons » de matériel militaire français sont rapidement devenus des ventes. Les 400 millions d’euros des « fonds de soutien » français à l’Ukraine portent tout aussi mal leur nom : ce sont en réalité des achats fléchés vers les industries de défense françaises. Le ministre français des armées l’a même assumé sans détour : la guerre en Ukraine crée « des opportunités pour les industries françaises ».

On répondra que c’est presque toujours ainsi que fonctionnent les aides internationales, que la générosité désintéressée n’existe pas, certes, mais il n’est pas interdit de souhaiter un monde meilleur. À défaut de parvenir à le changer tout de suite, soutenir vraiment l’Ukraine aurait pu consister, au minimum, à ne pas se réjouir publiquement de ces « opportunités » peu après s’être recueilli devant le « mur des héros » du monastère de Saint-Michel-au-Dôme-d’Or à Kyiv, où sont alignées des centaines de photos d’Ukrainien·nes mort·es lors de la guerre. Cela s’appelle la décence.

Peser pour améliorer les droits des travailleurs

Si la France avait accordé une attention plus sincère à la population ukrainienne elle-même, qu’aurait-elle vu ?

Que les Ukrainien·nes ont, outre la guerre elle-même, un sujet de préoccupation majeur : le démantèlement du droit du travail dans leur pays, accéléré ces trois dernières années à la faveur du conflit. Même les très grandes centrales syndicales ukrainiennes, qui savent se montrer accommodantes avec l’État et le patronat, estiment que la situation n’est plus tenable.

La gauche et la société civile ukrainiennes appellent depuis plus d’un an les gouvernements européens à tenter d’infléchir ces réformes menées par l’État ukrainien en conditionnant certaines aides au respect des normes internationales sur le travail. Elles n’ont pas été entendues.

En lieu et place de cette solidarité réelle avec les Ukrainien·nes, le gouvernement français, comme tant d’autres, a appuyé des programmes d’aide et de reconstruction conçus par des élites libérales pour d’autres élites libérales. Le reconstruction telle qu’envisagée aujourd’hui n’a pas été imaginée par les habitant·es des endroits détruits par l’artillerie et l’aviation russe mais par des cabinets d’architectes pressés de vendre leurs prototypes de smart cities. La ville martyre de Bakhmout n’avait pas fini de compter ses cadavres que des commerciaux armés de valises à roulettes tentaient déjà de vendre à la municipalité de nouveaux systèmes de canalisation.

Beaucoup d’Ukrainien·nes espèrent que la période de la reconstruction sera synonyme d’entrée de leur pays dans l’Union européenne. Mais, jusqu’à présent, ce processus d’adhésion a trop souvent consisté à leur dicter de l’extérieur et au pas de course des réformes profondes de l’appareil d’État.

Aider vraiment les Ukrainien·nes signifie aussi ne pas assombrir encore leur avenir en leur passant la corde de la dette au cou. Il est urgent d’alléger la dette extérieure de l’Ukraine et de faire en sorte que les millions d’euros de « dons » annoncés pour soutenir et reconstruire l’Ukraine soient vraiment des dons. Or, pour l’heure, ce sont majoritairement des prêts qui ont fait grimper la dette extérieure du pays de 48 milliards de dollars avant la guerre à 115 milliards fin 2024 : la hausse est constituée à 60 % de prêts de l’UE.

Solidarité internationale et justice sociale

Hanna Perekhoda, historienne et militante de gauche ukrainienne, va plus loin encore. Pour elle, il ne saurait y avoir de soutien à l’Ukraine vraiment efficace tant qu’il n’y aura pas plus d’égalité et de justice sociale dans les sociétés des pays concernés. « L’aide que les pays occidentaux peuvent offrir à l’Ukraine ne réside pas seulement dans le domaine militaire ou économique, mais dans la résolution de leur propre crise de légitimité interne », analyse-t-elle pour Mediapart.

Cela passe par des « politiques de redistribution urgentes » qui puissent « restaurer la confiance des citoyens » : « Une société solidaire est plus à même de soutenir des engagements internationaux et l’augmentation des budgets de défense (dont la nécessité est désormais impossible à nier). Agir rapidement pour l’égalité sociale est donc non seulement une priorité interne, mais une condition essentielle pour aider l’Ukraine. »

Cela aura un prix. Les contribuables états-uniens ou européens, en particulier les plus modestes, ne doivent pas le payer seuls – au risque que l’aide à l’Ukraine continue d’être perçue comme une politique lointaine décidée par « une élite qui fait payer le peuple ». Parmi les pistes pour financer ces dons : utiliser les milliards d’euros de recettes issues des actifs de la Banque de Russie gelés dans les pays du G7, de l’Union européenne et en Australie, comme l’UE a commencé à le faire.

Ne pas transiger avec la démocratie

Pour éviter que le soutien à l’Ukraine soit vu comme la décision de quelques « élites », il aurait fallu qu’il s’inscrive dans un cadre réellement démocratique. En France, durant ces trois dernières années, cela n’a pas toujours été le cas.

Au lieu d’associer les Français·es et leurs élu·es aux décisions, l’exécutif a souvent préféré les mettre devant le fait accompli. À la fin février 2022, il a engagé l’armée française dans une opération militaire en Roumanie (la mission Aigle, lancée par l’Otan en réponse au déclenchement de l’invasion russe) sans la faire valider par le Parlement, comme le prévoit pourtant l’article 35 de la Constitution. En mars 2024, il a jugé bon de demander au Parlement son avis sur un accord bilatéral de sécurité entre la France et l’Ukraine après l’avoir signé.

Un cadre réellement démocratique ne se limite pas à ces indispensables débats publics.

Les dépenses militaires, qu’elles soient françaises ou européennes, ont brutalement augmenté depuis le début de la guerre en Ukraine. La nécessité de s’armer pour pouvoir se défendre sans être dépendant d’alliés à la trajectoire politique extrêmement préoccupante, comme les États-Unis de Donald Trump, est désormais assez largement partagée, y compris à gauche.

En se montrant incapables de dénoncer aussi fermement la logique génocidaire d’Israël à Gaza que la folie meurtrière de Poutine en Ukraine, l’Europe et les États-Unis ont montré leur inconséquence.

Mais un autre soutien à l’Ukraine aurait, au minimum, fait en sorte que les procédures de contrôle et de transparence de ces dépenses soient à la hauteur de ces enjeux. Or, elles semblent tout à fait inefficaces. Paris a pu gonfler les chiffres de son aide militaire à l’Ukraine pendant des mois, comme Mediapart le révélait en mars 2024, sans que personne réagisse. Il a également fallu des enquêtes de presse pour révéler que dix États européens (dont la France jusqu’en 2020) avaient continué d’exporter des armes vers la Russie après l’embargo de 2014.

Plus loin de l’Ukraine, mais symptomatique des insuffisances de ces politiques de contrôle : les Français·es n’ont toujours pas le droit de savoir quelles armes précises leur État a vendues aux autorités israéliennes engagées dans un probable génocide à Gaza. Paris leur a pourtant livré pour 30 millions d’euros d’armes en 2023.

Quant à savoir si cet argent, lorsqu’il est utilisé pour équiper l’armée française, est bien employé, il faudra repasser. Ces décisions sont prises dans un huis clos d’initiés, où les intérêts de l’État et de grandes entreprises privées se mélangent et parfois se confondent. Faute de volonté politique et d’organes de contrôle indépendants, les efforts vers une « défense européenne » aboutiront seulement à construire une Europe qui donne de plus en plus d’argent aux industriels de la défense.

Un soutien déterminé, progressiste et démocratique à l’Ukraine aurait, enfin, martelé que la défense du droit international ne vaut pas seulement lorsqu’il s’agit de dénoncer les agissements de la Russie de Vladimir Poutine.

En se montrant incapables de dénoncer aussi fermement la logique génocidaire d’Israël à Gaza que la folie meurtrière de Poutine en Ukraine, l’Europe et les États-Unis ont montré leur inconséquence, se sont rendus inaudibles auprès du reste du monde, et ont donné à Vladimir Poutine une occasion rêvée de pointer les hypocrisies de l’« Occident ». Il n’en demandait sans doute pas tant.