Ukraine : « L’État a choisi de réduire les garanties sociales du personnel de santé »

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L’un des secteurs en Ukraine les plus en difficulté est celui des hôpitaux. Depuis le début de l’agression russe, ce sont, selon le Centre de santé ukrainien, plus de 1 900 attaques contre des infrastructures de santé qui ont été enregistrées. Le système de santé ukrainien (établissements médicaux et autres infrastructures de santé) a subi environ deux attaques par jour. 400 travailleur·euses de la santé sont morts sous les bombardements. De plus, le personnel soignant a dû faire face à un important surcroît de travail à l’arrière comme sur le front pour soigner les victimes de la guerre, civiles et militaires. Malheureusement,  à cette situation dramatique s’est ajoutée la contre-réforme néo-libérale du système de santé qui a  conduit notamment à la fermeture d’hôpitaux, des licenciements brutaux et la réduction ou  le non-paiement des salaires du personnel soignant pendant plusieurs mois. L’exemple de la maternité de Derazhnyanska illustre cette politique anti-sociale en cours qui nuit également aux intérêts de la population, et plus particulièrement aux femmes.

Ruslana, présidente du syndicat des travailleur·euses de la santé de cette maternité a répondu à nos questions.

Pouvez-vous vous présenter à nos lecteurs ?

Je m'appelle Ruslana. J'ai commencé ma carrière en 2004 dans un établissement médical départemental qui fournissait des soins aux cheminots et aux retraités. J'ai travaillé comme infirmière, puis comme infirmière principale. En 2008, j'ai été transférée à l'hôpital Derazhnyanska pour travailler comme infirmière dans l'unité de traumatologie, où je travaille encore aujourd'hui.

Quelle est la situation à la maternité de Derazhnyansky ? Quelles sont vos demandes, vos revendications ?

La maternité Derazhnyansky a été fermée, voilà la situation. Sa fermeture était prévue depuis plusieurs années. Il y a trois maternités dans la ville de Khmelnytskyi, qui est un centre régional, mais le nombre de naissances a beaucoup baissé ces dernières années, donc la question de la fermeture d'une des maternités de la ville s'est posée. L'administration régionale dispose d'un département de santé qui détermine la capacité du réseau hospitalier. Et pour préserver la maternité de Khmelnytskyi, elle a commencé à fermer les maternités des districts, arguant qu'elles fournissaient des soins de mauvaise qualité. Les maternités des districts fonctionnaient depuis des décennies et on ne sait pas exactement à quel moment elles ont commencé à mal fonctionner. La maternité Derazhnyansky a été sauvée chaque année parce que la direction de l'hôpital était attachée à la préserver.

Mais il y a eu un moment dans la vie de l'hôpital où l'on a découvert que le directeur avait commencé à violer les termes de la convention collective en modifiant les conditions de travail des employées et ce pour le pire, violant ainsi les lois de l'Ukraine. Au cours de cette période, les employées de la maternité sont devenues des militantes dans la lutte pour leurs droits. C'est ainsi que l'année dernière, le directeur a décidé de se débarrasser des plus militantes et a commencé à mettre en œuvre un plan de fermeture de la maternité. La situation était similaire à celle de cette année : un ordre de liquidation a été émis parce qu'il risquait de ne pas signer un accord avec le NHSU (Service national de sante), bien que personne n'ait encore vu ses termes et ses conditions.   Un ordre de liquidation de la maternité a été émis http://www.medryh.com.ua/wp-content/uploads/2023/11/photo_2023-11-08_17-02-28-768x1024.jpg). La communauté s'est alors mobilisée et, sous la pression, l'administration régionale a cédé et nous avons été autorisés à soumettre des documents en vue de la signature d'un contrat avec le NHSU pour le forfait [subvention] "Maternité". La législation ukrainienne prévoit certaines voies permettant à un directeur de se protéger contre les violations du droit du travail qu’il commet, comme l'envoi autoritaire d'employés en congé ou la fermeture temporaire de l'unité de maternité. Dans ce cadre, on peut dire qu’on décide de mesures vraiment temporaires, mais lorsque quelqu'un veut une liquidation, il utilise immédiatement d’autres mesures chaque fois que c'est possible. Auparavant, le 13 septembre 2024, un arrêté a été pris pour interdire les accouchements en raison de l'absence de néonatologiste, et le 18 novembre 2024, le service a été liquidé.

Alors pourquoi une liquidation ? C’est très simple. Le 13 septembre 2024, le NHSU a fixé les conditions de conclusion d'un contrat-financement, selon lesquelles il devait y avoir un certain nombre de naissances pendant une certaine période, à savoir de mars à fin septembre. Cette information n'était pas classifiée, mais elle est généralement publiée à la fin du mois de novembre. Cette année, elle a été rendue publique plus tôt, car nous recevons des lettres contenant des informations sur les établissements de soins de santé, de sorte que la direction en a été informée le jour même. Et voyant que les conditions seraient réunies, puisque le nombre de naissances pendant cette période aurait augmenté, le directeur a décidé d'interdire les accouchements. Vous devez savoir que cela était dû à l'absence de la néonatologue, qui était partie en congé de maternité mais si on lui avait demandé de travailler jusqu'à la fin du mois de septembre pour pouvoir participer au nombre de naissances nécessaire afin de signer un contrat avec le NHS pour l'année prochaine, elle aurait accepté. Les employées ont commencé à regarder et à analyser la situation plus tard et ont découvert les conditions [d’obtention du financement]  trop tard, lorsqu'il était impossible de remédier à la situation.

Comment la population réagit-elle ? Recevez-vous un soutien ?

Bien sûr, la population est contre la liquidation. Mais la situation dans le pays ne permet pas d'organiser des manifestations. C'est pourquoi l'indignation ne se manifeste qu'en ligne. Les autorités locales ont l'expérience de l'année dernière et répriment donc les manifestations les plus actives. C'est pourquoi cet événement n'a pas eu beaucoup d'écho cette année. J'ai peur de faire des suppositions, mais peut-être que les gens ont accepté la situation, parce que tout le monde a beaucoup d'autres problèmes, comme dans chaque famille de la communauté, et nous sommes en guerre.

Parlez-nous de votre syndicat. Comment a-t-il été créé et quelle est votre relation avec Sois comme Nina ?

Comme je l’ai dit il y a eu un moment dans la vie de l'hôpital où l'on a découvert que le directeur avait commencé à violer les termes de la convention collective, modifiant les conditions de travail des employées pour le pire, ce qui violait les lois de l'Ukraine. C'est à ce moment-là que les activistes ont commencé à chercher de l'aide et ont trouvé Sois comme Nina sur Facebook et se sont tournés vers elles pour obtenir de l'aide. Les militantes de Sois comme Nina sont venues dans notre ville pour une réunion. Elles nous ont donné beaucoup de conseils différents, et nous avons obtenu des conseils juridiques. Sur les conseils des filles, nous avons créé notre propre syndicat indépendant.  En effet, l'ancien directeur, usant de son influence sur le responsable du syndicat en place, qui était son adjoint, a liquidé en 2019 le syndicat qui était présent dans l'hôpital depuis de nombreuses années. Notre syndicat indépendant a été créé en 2023 et enregistré en juillet. La direction en a été dûment informée, mais le directeur en a été très mécontent.  À chaque réunion, la création du syndicat a été discutée comme quelque chose de mauvais et contre lui personnellement. À ce jour, il perçoit le syndicat et ses membres comme des ennemi·es.

Selon la loi ukrainienne, toutes les décisions de l'institution doivent être prises conjointement avec le comité syndical ou faire l'objet d'un accord. Aujourd'hui, notre syndicat est complètement ignoré, nous ne sommes invitées à aucune réunion et toutes les décisions et instructions sont émises par le seul directeur, sans aucune approbation, ce qui est contraire à la loi.  Les gens ont peur d'adhérer au syndicat car ils sont immédiatement mis à l'index par le directeur. Et que dire du fait que même nos plusieurs demandes de mise à disposition de locaux pour que le comité syndical puisse travailler conformément à la loi ukrainienne n'ont reçu aucune réponse. Depuis plus d'un an, les lois sont violées, mais en Ukraine, les syndicats sont généralement associés à des cadeaux pour les fêtes, et non à la protection des intérêts des travailleur·euses. Pour prouver les violations commises à l'encontre d'un syndicat devant un tribunal, il faut rassembler de nombreuses preuves et démontrer que les violations causent des dommages importants. Pour les dirigeants, il suffit de donner un ordre et d'évoquer la loi martiale dans le pays, ce que fait notre directeur. Il sait que, quoi qu'il invente, il n'y aura pas de sanction, car sous la loi martiale, les audits sont interdits, uniquement en cas de non-paiement des salaires. Il agit astucieusement, en émettant un ordre modifiant les conditions de travail essentielles des employées, selon lequel elles reçoivent des salaires diminués. Et c'est tout. Et il faut beaucoup de temps pour prouver qu'il a agi illégalement.

Que pensez-vous de la situation actuelle du système de santé en Ukraine ? Qu'est-ce qui devrait changer, surtout en cette période de guerre ?

La réforme en cours des soins de santé était censée améliorer le niveau des soins, mais le résultat est que nous glissons vers l'abîme à une vitesse vertigineuse. Les patient·es ne sont pas mieux loti·es, seul le nombre de conditions à remplir pour obtenir un rendez-vous a augmenté. Des soins gratuits ? Pas du tout. Certes, il existe une liste nationale de médicaments qui devraient être disponibles dans les hôpitaux et remis aux patients, mais elle est très limitée et les médicaments qu'elle contient sont peu efficaces, si bien que les patients achètent souvent en pharmacie des médicaments qui leur sont vraiment utiles. Les opérations chirurgicales ne sont plus gratuites. Les travailleur·euse de la santé sont ceux et celles qui souffrent le plus de la réforme. Il n'y a pas de normes de travail, notamment sur la charge de travail, les directeurs économisent tout et mettent en place des conditions pour que chaque employé·es travaillent pour trois. Beaucoup n'en peuvent plus et démissionnent. Les jeunes diplômés ne vont souvent même pas travailler dans leur spécialité, cherchant plutôt souvent à travailler à l'étranger ou dans des cliniques privées. Et s'il y a pénurie de médecins, il n'y a personne pour assurer des soins médicaux de qualité, alors que la réforme, rappelons-le, visait à élever le niveau des soins. C'est le cercle vicieux qui en résulte.

Que faut-il changer, surtout en cette période de guerre ?

Ces dernières années, le travail des professionnel·les de la santé est devenu particulièrement important. Tout d'abord, la pandémie du coronavirus et la guerre ont fixé les principales priorités : la vie humaine et la santé. Il est difficile d'imaginer une autre profession qui serait aussi demandée pendant la guerre. Les personnels soignant doivent faire face à des exigences extrêmement élevées, tant physiques que morales, et elles et ils sacrifient souvent leur propre vie pour sauver leurs patients.

Malgré la guerre et la confrontation quotidienne avec l'ennemi, les médicaux ukrainiens continuent à travailler et à renforcer la ligne de front médicale de l'Ukraine.

Dans ces conditions d’hostilités - malgré les missiles ou les drones au-dessus de leur tête, ou pendant les explosions, et dans les sous-sols, sans électricité ni eau, sous les canons de l'ennemi - il est extrêmement difficile pour les soignant·es militaires et civils de travailler.  Elles et ils fournissent des soins médicaux et sauvent des vies. Leur travail est un exemple de la plus grande force morale.

Il est extrêmement important que les travailleur·euses de la santé d'aujourd'hui ressentent le soutien international et l'assistance des partenaires étrangers et des ami·es de l'Ukraine. Après tout, de nombreux médecins étrangers continuent de venir et  participent à la fourniture de soins médicaux aux personnes touchées par la guerre. Soutenir et faciliter pleinement le travail des professionnel·les de la santé aurait dû être l'une des tâches essentielles et prioritaires de notre pays.

Mais notre État a choisi une autre voie et a réduit les garanties sociales du personnel de santé. Privé de sécurité au travail, il est victime d'arbitraire et de traitements injustes de la part des employeurs, de harcèlement moral, et les garanties sociales ont été réduites sous prétexte de la guerre. Les directeurs d'hôpitaux ont acquis un pouvoir considérable sur les employé·es, simplifiant les mécanismes tels que les licenciements, les réductions de salaire et la privation d'avantages sociaux. Cette situation a considérablement aggravé la pénurie de personnel qualifié. En outre, de nombreux médecins, outre la menace mortelle qui pèse sur leur vie, craignent pour l'avenir, car ils se sentent constamment privés de leurs droits, insécurisés et épuisés sur le plan émotionnel.

Vous pouvez écrire ici beaucoup de recommandations et d'idées, mais lorsque le gouvernement est corrompu et, dans une telle période, tourne le dos à tout le monde, en particulier aux soigant·es, et ne veut pas écouter, alors les changements ne seront que des plus pires. Autrefois, avant la réforme, le personnel médical «apportait une assistance », et maintenant nous « fournissons des services », nous sommes devenu·es du personnel de service. L'attitude envers la profession doit changer, il faut prêter attention aux conditions de travail et aux salaires du personnel médical, au niveau de charge de travail... Nous serons toujours sur le champ de bataille, qu'il s'agisse de la guerre dans le pays ou de la paix. Notre champ de bataille se situe aussi dans les hôpitaux, nous nous battons toujours pour la santé et la vie des gens.

Comment voyez-vous l'avenir de votre lutte pour la maternité de Derazhnya ?

Lutte pour la maternité Derazny ? C'est devenu impossible, car sans contrat avec le Service national de Santé, personne ne bénéficiera de la maternité. Le budget local ne durera pas, dit-on. C'est juste que les gens comprennent parfaitement que beaucoup de femmes ayant de faibles ressources n'iront pas en ville, parce que personne ne les y attend... Et c'est pour cela que les enfants naîtront à la maison, et il ne faut pas l'oublier : il peut y avoir des complications et, par conséquent, des conséquences : décès de nouveau-nés et décès de mères, ainsi que d’autres conséquences lors de l'accouchement et, aussi un handicap pour les des enfants. Parce que quoi qu’on en dise, tout cela arrivera bientôt, dans quelques années.

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Notes:

  1. En 2023, il y avait déjà eu des mobilisations pour la défense de la maternité. NdT.