Ukraine : « Ceci est mon manifeste féministe»

Author

Violetta Tarasenko, Inga Daraselia, Traduction Patrick Le Tréhondat

Date
September 19, 2023

L'histoire de Violetta Tarasenko, une militante ukrainienne LGBTQ et une femme lesbienne dans les forces armées ukrainiennes.

Violetta Tarasenko est une militante et une femme ouvertement homosexuelle. Depuis neuf ans, elle lutte contre la propagande russe par le journalisme et la vidéo, et sert aujourd'hui dans les forces armées ukrainiennes. Ce texte est une biographie abrégée mais franche de Violetta, depuis le moment où elle a commencé à s'intéresser aux droits humains jusqu'à la prise de conscience qu'elle est désormais obligée de les défendre par les armes.

Je viens d'une petite ville de l'autoproclamée « République populaire de Donetsk », Avdiivka, où j'ai vécu pendant vingt ans. J'ai eu une vie heureuse et je n'ai pas envisagé de déménager, car Avdiivka était une petite ville confortable où tout était calme et tranquille. Si nous avions besoin d'action, nous allions à Donetsk.

J'ai fait mon coming out au collège, puis au travail et auprès de ma mère. Je n'ai pratiquement jamais été confrontée à l'homophobie, ce qui surprend tout le monde. Je suis sortie avec des filles du lycée, je leur ai offert des cadeaux et j'ai parlé ouvertement de mes partenaires. Même en compagnie de ce que l'on appelle les « bydlany », ils m'en ont simplement parlé et personne n'a agi de manière agressive, car je faisais également partie de ce groupe.

Après le lycée, je suis entrée à la faculté de sciences politiques de l'université de Donetsk. À l'époque, je n'étais pas une activiste et je ne m'intéressais pas à la politique, au développement urbain ou à la législation. Au cours de ma deuxième année d'études, j'ai effectué un stage dans le seul média indépendant de Donetsk. Cette expérience a éveillé mon intérêt pour l'activisme.

Peu après, lorsque l'occupation a commencé en 2014, j'ai commencé à dénoncer la propagande russe par le biais de mon journalisme. J'ai couvert les rassemblements Euromaidan de Donetsk, auxquels assistaient 150 personnes les meilleurs jours. Deux cents « titushky » s'y sont opposés. Ils nous ont jeté de la peinture, ont suivi les gens après les manifestations et nous ont battus dans les cages d'escalier. La police n'a rien fait, ne les a pas arrêtés. J'étais au rassemblement lorsque Dmytro Chernyavskiy a été poignardé à mort.

J'ai tout vu de mes propres yeux. J'ai assisté à la prise de contrôle de la ville, à la démolition de tout ce qui avait été construit pendant les décennies d'indépendance. Depuis neuf ans, je porte cette douleur. C'est pourquoi j'ai travaillé pour m'opposer à la Russie et aux valeurs conservatrices qu'elle promeut, en particulier au sein de la société ukrainienne. Par exemple, les idées conservatrices du nationalisme extrême semblent identiques à celles de la Russie, mais exprimées en ukrainien.

Je me suis également rendue à tous les rassemblements pro-russes, je les ai couverts en direct et j'ai montré ce qui s'y passait réellement. De ce fait, mes informations et mes photos ont été partagées par des groupes de médias sociaux pro-russes, qui ont identifié ma localisation et ont appelé à me localiser et à me faire du mal.

Puis, j'ai quitté Donetsk et je suis retournée à Avdiivka, ma ville natale (alors occupée). À l'époque, les autorités d'occupation me recherchaient activement. Elles m'appelaient « l’observatrice » parce que j'identifiais les emplacements des points de contrôle, les personnes qui en étaient responsables, leur financement et d'autres détails.

Une fois, j'essayé d'emmener ma grand-mère dans un endroit sûr lorsqu'une camionnette est arrivée à l'arrêt de bus et que deux individus munis d'armes à feu en sont descendus et ont tenté de me contraindre à les suivre. J'ai répondu que je n'irais nulle part parce que j'avais ici une vieille dame qu'il fallait emmener au train. L'un d'eux a alors tiré plusieurs coups de feu devant mon visage, essayant de m'intimider. Mais mon visage n'a pas bougé. C'est la première fois que je me suis rendu compte que je ne paniquais pas dans les situations de stress. Je suis restée sur place et j'ai insisté sur le fait que je devais d'abord faire partir ma grand-mère avant de les rejoindre là où ils voulaient aller. Et ils sont partis ! Je pense que ce qui m'a aidé, c'est qu'il y avait beaucoup de monde à l'arrêt de bus, et que même si je mesure un mètre cinquante, ils ne pouvaient pas me pousser dans la voiture devant tout le monde.

Après la libération d'Avdiivka, j'ai déménagé à Kyiv. On peut dire que ma ville bien-aimée était morte. Coupée de Donetsk, qui est toujours occupée, Avdiivka ne s'est pas beaucoup développée. Il n'y avait que du travail à l'usine et la plupart de mes ami·es sont parti·es. Ce n'était qu'un point de passage entre l'Ukraine et l'autoproclamée « République populaire de Donetsk », que l'artillerie russe détruisait peu à peu.

À Kyiv, j'ai continué à militer, mais les choses étaient différentes de ce qui se passait à Donetsk, où nous ne faisions que protester contre la Russie. J'ai commencé à participer à des rassemblements pour les droits des femmes et des homosexuels. Il est intéressant de noter qu'à Donetsk, les séparatistes ont essayé de m'intimider, alors qu'à Kyiv, ils ont été remplacés par des radicaux de droite. Mais après avoir été menacée avec un fusil d'assaut, les attaques des adolescents radicaux m'ont fait sourire.

Je n'ai pas non plus cessé de travailler en tant que journaliste et, dans l'ensemble, j'ai consacré neuf ans de ma vie à m'opposer à la propagande russe. J'ai également travaillé pour Update, un site web qui traite des droits humains, du bien-être mental et de la réglementation des médicaments, et qui est réputé au sein de la communauté LGBTQ.

Mais pour autant, Kyiv n'est pas devenue ma maison. En 2019, j'ai décidé de m'installer à Marioupol parce que je voulais vraiment rentrer chez moi, en République populaire de Donetsk. J'y ai passé trois années heureuses et j'ai adoré ma vie à Marioupol. C'était une ville européenne très calme, au bord de la mer. Tous les deux mois, de nouveaux lieux s'ouvraient. Il y avait un effort continu pour réparer et renouveler l'espace. Nous y avons vu que de l'argent était réellement investi dans la ville.

Nous avions également notre propre espace, la plateforme TU. C'était un lieu pour les personnes LGBTQ+ et tous ceux et celles qui se sentaient mal à l'aise chez eux, sur leur lieu de travail ou dans leur ville en général. On y organisait des conférences, des fêtes, des projections de films, des ateliers et une grande variété d'œuvres d'art.

Nous avons été attaqué·es à plusieurs reprises par des radicaux de droite locaux, qui ont tout cassé et frappé les gens. Mais plus tard, la police est intervenue et les attaques ont cessé. Au fil du temps, toute la ville a su qu'il existait une plate-forme appelée TU, que les gays y « traînaient » et qu'ils et elles organisaient leur « parade gay » chaque année. En fait, nous avons organisé des événements sur les droits humains dans différents domaines. Au cours de la dernière année d'existence de la plate-forme, nous avons organisé un programme fantastique pour les adolescent·es, qui a attiré de nombreux jeunes enthousiastes.

Cet espace artistique avait été créé par des personnes déplacées de Donetsk, et je pense que c'est l'expérience de la lutte qui nous a rendus plus actif·ves. Nous voulions faire quelque chose pour la société, ne pas rester assis·es. Nous aimions vivre à Marioupol.

Le 24 février 2022, ma compagne et moi nous sommes réveillées à 6 heures du matin à la suite d'un appel d'un ami qui nous demandait si nous avions entendu des explosions à Marioupol. Je suis allée sur Internet et j'ai vu sur les chaînes d'information Telegram qu'une guerre à grande échelle avait commencé. Nous nous sommes réveillées calmement, j’ai préparé notre petit-déjeuner, tandis que ma compagne contactait ses amis à l'étranger. Je savais à quoi m'attendre, je n'ai donc pas paniqué, j'avais déjà préparé mes affaires et mon « kit de survie ».

Il est probablement inutile de parler de l'occupation de Marioupol. Tout le monde sait déjà ce qui s'y est passé. Le chauffage, l'eau, le gaz et d'autres services publics ont été coupés presque immédiatement. Il en a été de même pour Internet et les communications mobiles. Personne n'a compté les morts. Les gens ont été enterrés dans leur jardin, il y avait des cimetières dans chaque parc, et des gens ont brûlé dans leur propre maison. Personne ne les retrouvera jamais.

C'était également difficile parce que j'étais chez ma partenaire, avec sa famille. Il y avait une unité militaire dans ma cour. Sa famille ne m'aimait pas beaucoup, j'avais donc l'impression de ne pas être à ma place et de n'avoir nulle part où aller. Nous sommes restées sous occupation jusqu'au 17 mars, puis nous avons miraculeusement réussi à partir.

Lorsque nous sommes sorties de Marioupol, nous avons rompu. Je pense que je n'ai pas pu faire face au stress et qu'elle a vu notre vie différemment et a décidé de ne pas poursuivre notre relation. Pendant que nous étions là-bas, je ne me suis pas sentie soutenue, et c'est probablement la raison pour laquelle je ne pouvais pas être un soutien pour quelqu'une d'autres.

De Marioupol, je suis allée à Zaporizhzhia, puis à Kyiv, puis à Lviv, puis j'ai traversé la frontière pour me rendre en Grèce, où ma mère vit depuis de nombreuses années, puis je suis restée quelques mois chez des amis en Géorgie, et enfin, je me suis retrouvée à Berlin pour la première fois. Mais j'ai décidé de retourner en Ukraine. Je ne voulais pas fuir, je ne voulais pas vivre une autre vie à l'étranger et être à nouveau déplacée.  Une fois ! Et même dix fois de plus encore. J'ai la force de les combattre.

À la fin de l'été dernier, j'ai commencé à me préparer pour l'armée. Je me suis entraîné avec mon voisin, j'ai emprunté des gilets pare-balles à mes amis et je les ai portés quelques heures par jour pour m'y habituer.

J'accumulais de la colère contre la Russie et contre ce qui s'était passé dans ma relation. Pendant toute l'année qui a précédé mon entrée dans les forces armées, ces émotions m'ont nourri, je n'avais pas d'autre vie. Je n'ai pas complètement analysé ce qui m'est arrivé avec un thérapeute, ni en ce qui concerne ce que j'ai vécu à Marioupol, ni en ce qui concerne la rupture avec ma petite amie, ni en ce qui concerne le fait que mes villes natales ont été détruites. La rage n'a cessé de s'accumuler en moi et j'ai décidé que j'étais prête à partir en guerre.

Je ne peux pas dire que je n'ai pas peur de mourir pour l'Ukraine, parce que je veux vivre pour l'Ukraine. Mais je ne peux pas imaginer une autre vie aujourd'hui, où je serais dans un endroit plus sûr, par exemple à Kyiv, où j'aurais un emploi civil, où j'aurais des rendez-vous et où je ferais la fête. J'ai essayé de faire tout cela quand je suis revenue en Ukraine, mais je me suis rendu compte que je ne pouvais pas parce que j'avais toujours la guerre en tête.

Lorsque les gens me demandaient pourquoi je rejoignais les forces armées ukrainiennes, je répondais : Qui d'autre que moi ? Parce que j'ai vu Kyiv vivre à nouveau une vie paisible, avec des fêtes et des loisirs. J'ai vu des hommes robustes trouver l'excuse qu'ils tenaient le front économique en faisant des dons. Nous avons besoin de dons, sans lesquels nous nous battrions à mains nues, mais sans les gens, il n'y aurait pas d'armée et personne à qui faire des dons. La guerre est redevenue lointaine lorsque les Russes se sont retirés des oblasts de Kyiv et de Tchernihiv. Nous manquons de gens prêts à se battre, et parfois ceux qui sont appelés ne se comportent pas honorablement. Ils boivent, quittent leur poste sans permission et désertent leurs positions.

En même temps, beaucoup de mes amis ont essayé de me dissuader et n'ont pas cru en moi parce que j'étais une femme, parce que je mesurais un mètre cinquante et que je pesais cinquante kilos. Même si des femmes rejoignent l'armée, les commandants hésitent à les affecter à des rôles de combat ou à les envoyer en mission. Je ne veux pas que les stéréotypes m'arrêtent, je les ai combattus toute ma vie et je continuerai à le faire, mais maintenant je le ferai dans les forces armées.

Pour m'inscrire officiellement dans les forces armées, je suis allée au commissariat militaire pendant deux mois - ils ont refusé de m'enrôler par contrat. Ils cherchaient différentes raisons de refuser, j'ai dû fournir de nombreux documents. Au début, ils voulaient me mobiliser en tant qu'infirmière de combat. J'ai dit que si je devenais infirmière, ce serait de mon plein gré, et non parce qu'ils voulaient faire de moi une infirmière parce que j'étais une femme. Ce n'est qu'après cela que l'on m'a proposé un contrat de trois ans.

Après avoir signé le contrat, j'ai finalement été envoyée en formation. J'avais l'impression d'être dans une prison. Ils n’entraînaient pas ou ne se préparaient pas à la guerre, mais plutôt à un service de type militaire comme en Union soviétique. Tout ce que nous faisions, c'était creuser des tranchées et transporter des objets, et nous n'avions pas le droit de parler à nos supérieurs. L'instructeur en chef ne cessait de répéter pendant la formation qu'il ne croyait pas vraiment aux femmes dans l'armée et qu'il se méfiait du fait que nous soyons maintenant si nombreuses. C'est tout ce que nous avons appris.

Je suis maintenant arrivée dans mon unité. Je sers dans la première brigade séparée des forces spéciales Ivan Bohun, qui fait partie du bataillon Dyke Pole (Champs sauvages), dans une compagnie d'assaut. Notre bataillon occupe des positions dans le secteur de Lyman, à la frontière des régions de Donetsk et de Luhansk. Je suis une soldate de ce bataillon, je n'ai pas le droit d'en dire plus. Je ne peux pas dire que je suis à ma place, car je pense que personne n'a sa place à la guerre. Mais il est certain que je me sens mieux ici.

Bien sûr, tout le monde essaie de prendre soin de moi, je suis la seule femme ici, mais à part ça, je suis traitée comme tout le monde. La seule chose, c'est que l'on me traite plus souvent avec des bonbons. En fait, tout le monde ici est poli et gentil, et chacun fait simplement son travail. Mais il y a eu un cas où, lors de ma première nuit de service, un camarade soldat m'a dit que je devrais « produire » des enfants au lieu de rester assise là, qu'il n'y avait pas besoin d'une jupe à ce poste.

Je n'ai parlé à personne de mon orientation, mais l'un de mes frères d'armes, avec qui nous partageons tous nos repas, m'a trouvée sur Twitter. J'y publie des articles sur le féminisme queer et tout le reste. J'étais très gênée, mais il s'est avéré être quelqu'un de bien, et il a même commencé à me suivre. Je veux dire, tout le monde ici n'est pas homophobe, il n'a pas cessé de communiquer avec moi parce qu'il avait vu ce que je partageais sur Twitter.

Il y a eu une autre histoire. Un type m'aimait bien et m'a demandé mon Instagram. Un soir, il est venu m'inviter à prendre le thé et m'a demandé si j'étais gay. Je l'ai admis honnêtement. Ce n'est pas quelque chose que je dis à tout le monde, mais je ne veux pas être non plus une menteuse et une négatrice. C'était la première fois que je faisais mon coming out ici et j'étais très nerveuse en attendant sa réponse. Ses premiers mots ont été : « Les gars vont être choqués », et j'ai répondu : « Oui, ils vont l'être ». Je n'ai pas pu dormir de la nuit et je ne savais pas ce qui allait se passer le lendemain. S'il en parlait à quelqu'un, toute l'unité en parlerait. Mais il s'est avéré correct, et nous continuons à nous fréquenter, à nous entraîner ensemble et à être amis l'un avec l'autre.

Le message clé que tout le monde doit comprendre est que ce ne sont pas les nazis qui cherchent à se venger des Russes, comme certains le supposent à l'étranger, mais plutôt des Ukrainiens ordinaires qui en ont assez d'être des cibles. Je veux me venger de tout ce que les Russes ont fait à notre pays, à son peuple, de toutes les vies brisées de mes ami·es et des miens.

Depuis neuf ans, mes amis et moi rêvons de retourner à Donetsk et de nous promener sur les rives du Kalmius. Aujourd'hui, ce sentiment est devenu très fort et il me pousse à continuer. L'essentiel est de rester en vie et d'éviter que notre pays ne devienne une dictature militaire ou qu'il ne devienne conservateur après sa victoire.

C'est pourquoi je dois montrer que les personnes LGBTQ sont comme tout le monde, comme les autres Ukrainien·nes qui sont prêt·es à sacrifier leur vie. Que les femmes sont prêtes à donner leur vie, que ce n'est pas seulement l'affaire des hommes, mais l'affaire de tous et toutes. C'est mon manifeste féministe. Je suis ici pour défendre les valeurs de liberté et d'égalité des droits pour tous et toutes. Peut-être que d'autres se battent pour autre chose, mais moi je suis là pour ça.

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Violetta Tarasenko, Inga Daraselia, Traduction Patrick Le Tréhondat