Bilkis a été fondée il y a 4 ans à Kharkiv, puis avec la guerre, a déménagé à Lviv. Depuis le 24 février 2022, « Bilkis a modifié son registre d’activités pour répondre aux besoins de la population ukrainienne. L’essentiel pour les Ukrainiens qui ont tout perdu était de leur fournir un abri, de la nourriture et des médicaments », expliquent les féministes. Durant les quatre premiers mois de la guerre, « nous avons envoyé des colis vers l’est et le centre de l’Ukraine. Le plus souvent, c’était vers Dnipro et Kropyvnytsky, car c’est là que de nombreuses personnes des régions de Donetsk et de Louhansk ont été évacuées » précisent ses membres. Aujourd’hui, à Lviv, elles ont ouvert un « Espace des choses », « un espace où l’on peut laisser les objets et où on peut certainement les emporter ». Mais Bilkis n’oublie pas son identité féministe. Parmi de nombreuses campagnes qu’elles organisent, il y a eu en décembre 2022, celle contre une marque d’alcool, qui affichait une femme nue sur ses bouteilles. Les militantes se sont postées devant la boutique de la marque à Lviv, pendant 3 samedis après-midi, brandissant des pancartes dénonçant « Arrêtez de sexualiser les femmes », « Le corps féminin n’est pas une publicité ». Le groupe fasciste ukrainien Katarsis, venu sur les lieux, les a alors menacés physiquement. Depuis plusieurs mois les féministes de Lviv organisent également des distributions de repas chauds, « Hodivnichka », une cantine populaire tous les dimanches matin. Aujourd’hui, elles répondent à nos questions pour dresser un premier bilan de deux années d’activités sur le terrain.
En mai et juin 2022, j’ai vu que vous organisiez les randonnées cyclistes de votre groupe autour de Lviv. Pourquoi était-ce important pour vous de faire ces randonnées ? Est-ce que vous continuez à en faire ?
Dans notre équipe, il y a Ivanka qui est une cycliste expérimentée et qui fait du vélo tout le temps, en toutes saisons. Ivanka a lancé des randonnées de courte distance pour les femmes de l’équipe Bilkis. Notre club de cyclisme féminin était ouvert à toutes les filles, quel que soit leur niveau d’expérience. Ce soutien de la communauté cycliste était une bonne occasion de commencer à explorer le monde du cyclisme. Nos randonnées avaient pour but de gagner en confiance sur la route, de surmonter les peurs, telles que la peur de la chaussée, de partir à l’aventure et d’avoir un sentiment de sororité. Les randonnées ont été l’occasion de rencontrer des personnes partageant les mêmes idées, de trouver une compagne de route et même des amies. Le Femvelloclub n’est pas une compétition ou une course de performance. Il s’agit de réunir des cyclistes de tous niveaux : des professionnelles aux débutantes. Pour certaines, il s’agissait de leurs premiers 20 kilomètres, et pour d’autres, c’était loin d’être leurs premiers. L’important, c’est que nous avons tous parcouru nos distances ensemble !
Nous avons aussi fait une fois de la randonnée en montagne avec des tentes.
Aujourd’hui, Ivanka n’a pas assez de ressources pour animer le Femveloclub de manière permanente, car la coordination d’un tel projet nécessite beaucoup d’attention et une préparation minutieuse, mais de temps en temps, dans un format spontané, il y a toujours un désir de rouler ensemble.
6 millions d’Ukrainiens ont dû quitter l’Ukraine, 6 millions sont des personnes déplacées à l’intérieur du pays. De nombreux membres de Bilkis appartiennent à cette deuxième catégorie. Après deux ans de guerre à grande échelle, pensez-vous que vous rentrerez un jour chez vous ? Comment le vivez-vous ?
Ivanka : Je suis originaire du Donbass, d’une petite ville appelée Roubijne, dans la région de Louhansk. Cela fait deux ans que je vis ici et, pour être tout à fait honnête, je suis encore en train de m’adapter : à un nouvel environnement, à une nouvelle routine, à une nouvelle vie, à la recherche constante de nouveaux liens et de nouveaux endroits préférés. Le déménagement et l’adaptation se sont imposés dans ma vie à cause de l’attaque russe, et je ne peux pas considérer cela comme une aventure ou un voyage. Je ne sais pas si je retournerai à Roubijne ou si je resterai à Lviv. La guerre totale dans mon pays dure depuis deux ans, alors comment puis-je faire des rêves dans cette situation ? Bien sûr, j’ai un rêve : la victoire et le retour à la maison. Ma région est maintenant occupée et j’ai vu des photos de mon appartement détruit. J’envisage la possibilité de rester à Lviv pendant longtemps, et je continuerai donc à me développer ici. Où que la vie me jette, je veux juste avoir la force de faire ce que je veux, de vivre et d’aider notre armée. Aujourd’hui, je suis incroyablement heureuse d’avoir la possibilité d’être sur mon propre territoire. Oui, je ne suis pas chez moi, mais je suis en Ukraine. Cela me donne beaucoup de force, même si je suis toujours déprimée et que je vis le traumatisme de la perte de ma maison, mais je construis des piliers intérieurs solides qui me soutiennent en ces temps de prédation.
Vous avez ouvert l’Espace des choses août 2022 où l’on peut donner des choses (vêtements, livres, etc.) et en prendre selon ses besoins. Tout est gratuit. Avec le succès de l’Espace des choses, vous ouvrez un jour pour déposer des objets et un jour pour les récupérer. Pouvez-vous nous dire qui dépose et qui récupère ? Que disent les gens de l’Espace des choses ?
Notre projet l’Espace des choses fonctionne avec succès depuis un an et demi. Il s’est avéré que de nombreuses personnes peuvent et veulent donner leurs objets à d’autres. Cependant, nous ne pouvons pas gérer la quantité de choses que les gens nous donnent (ou veulent nous donner). C’est pourquoi nous avons mis en place un calendrier d’acceptation des objets. Nous accueillons généralement des objets toutes les deux semaines, mais parfois moins souvent. En avril, nous ne prendrons plus d’objets, mais nous les donnerons, car nous en avons beaucoup maintenant.
Plus de 90% de nos visiteur·seuses sont des femmes. Il y a aussi des hommes, mais beaucoup moins souvent. Bien que nous destinions ce lieu exclusivement aux femmes, nous accueillons tout le monde. Nous pensons que c’est parce que, premièrement, notre public cible en tant qu’organisation féministe est constitué de femmes. Deuxièmement, les femmes sont plus souvent engagées dans le travail reproductif et, par conséquent, elles recherchent ici les affaires de leurs enfants, font le ménage chez elles et trouvent ainsi des choses utiles.
Comme nous pouvons l’estimer, le noyau principal de nos visiteurs est constitué de jeunes filles et de femmes qui prennent et apportent souvent des objets, ainsi que de femmes plus âgées qui font partie de groupes vulnérables (personnes déplacées, personnes à faible revenu, sans-abri).
Jusqu’à présent, nous n’avons reçu que des commentaires positifs sur notre lieu, car nous essayons de fournir un service de qualité et de maintenir un environnement agréable. Les gens disent que ce projet est utile, qu’il les aide. En outre, ils nous demandent souvent d’ouvrir d’autres lieux à Lviv et dans d’autres villes d’Ukraine. Mais nous ne pouvons nous contenter que d’un seul centre. Il y a également des commentaires selon lesquels les gens utiliseraient nos services de manière malhonnête - revendre des choses, nous avons nous-mêmes eu de tels soupçons à plusieurs reprises concernant des personnes spécifiques. Cependant, nous ne pouvons pas empêcher ces personnes de se comporter de manière inappropriée. Et malgré ces cas très rares, la plupart des gens comprennent la signification et les règles de notre Espace et les respectent (c’est-à-dire qu’ils utilisent les choses sans but commercial).
Pouvez-vous nous parler de la pauvreté à Lviv ?
La pauvreté a déjà été un problème aigu en Ukraine par le passé. Cependant, en raison de la guerre et de la détérioration de la situation économique dans le pays, le problème de la pauvreté est devenu encore plus aigu à Lviv, ainsi que dans d’autres villes. La pauvreté après des événements tels que la guerre augmente en raison de divers facteurs tels que la destruction de l’infrastructure, la perte d’emplois, la réduction de l’activité économique, et d’autres. Les gens perdent leurs maisons, leurs moyens de subsistance et l’accès aux services de base, ce qui exacerbe le problème de la pauvreté dans tout le pays. En outre, depuis 2022, la population de Lviv a augmenté car les gens fuient vers l’ouest, loin de l’horreur de la guerre. Notre initiative apporte régulièrement de l’aide aux personnes en situation difficile en leur donnant de la nourriture. Ce n’est qu’un moyen parmi d’autres de lutter contre la pauvreté dans notre ville, mais c’est un moyen important, car la nourriture est un besoin fondamental pour tout le monde.
Pourriez-vous également nous dire qui vient à ces distributions ?
Différentes personnes s’adressent à nous pour la distribution de nourriture. Bien sûr, il s’agit toujours de personnes qui se trouvent en dessous du seuil de pauvreté, mais leur apparence est très différente. Certaines personnes ont l’air d’être des sans-abri, d’autres sont habillées « correctement » et nous n’aurions jamais pensé qu’elles avaient un problème d’accès à la nourriture si nous les avions vues dans un parc ou dans un bus. Nous parlons souvent aux personnes qui viennent nous voir, et leurs histoires ne laissent aucun doute sur leur honnêteté. Cela nous fait toujours penser que la pauvreté est un problème bien plus important qu’il n’y paraît à première vue. Nous nourrissons tout le monde, sans distinction d’âge, de sexe, de genre, etc., mais nos bénéficiaires sont le plus souvent des personnes âgées de 28 à 30 ans, originaires de tout le pays. Les femmes et les hommes viennent à la distribution dans des proportions à peu près égales.
Comment les gens réagissent-ils à cette initiative ?
Si vous interrogez les personnes qui viennent à la distribution, elles sont submergées de gratitude. Il semble parfois que nos distributions constituent une sorte de mini-vacances dans la vie de nos nécessiteux de chaque dimanche. Nous aimons recevoir leurs commentaires et nous entendons souvent un « merci » de chaque personne qui vient chercher de la nourriture, mais le plus souvent, nous recevons beaucoup plus de reconnaissance et de bénédictions. Souvent, les personnes dans le besoin sont surprises de constater qu’il ne s’agit pas seulement de nourriture, mais d’une nourriture délicieuse sans produits d’origine animale. La plupart des personnes qui viennent aux distributions connaissent une vie et une situation difficiles. Nous connaissons déjà un peu mieux certaines d’entre elles, et nous sommes même devenus amies avec certaines d’entre elles. Nous ne voulons pas être techniques dans notre approche de la distribution alimentaire, nous continuons à communiquer avec elles, nos repas sont justes un instrument d’attention, de soutien et de solidarité. C’est une approche très importante pour créer un projet social.
Quant à la question des personnes qui nous voient de l’extérieur lorsque nous distribuons de la nourriture, pour être honnête, nous n’y prêtons même pas attention parce que nous sommes occupés par le processus. Lorsque nous livrons de la nourriture en taxi, les chauffeurs nous demandent parfois ce que nous transportons dans de si grands conteneurs, et lorsqu’ils le découvrent, ils nous félicitent. En général, tous ceux qui connaissent notre « mangeoire », nous font des commentaires positifs. C’est agréable à entendre et cela nous encourage à continuer.
Quelles difficultés avez-vous rencontrées ?
Aujourd’hui, nous n’avons pratiquement plus de difficultés. Il s’agit d’une petite initiative dans laquelle tous les participant·es sont interchangeables et si quelqu’un·e tombe malade ou quitte la ville, ce n’est pas la fin du monde. Il y a un an, lorsque nous avons commencé, le processus de cuisson était nouveau et peu maîtrisée. Nous nous sommes trompés dans le calcul de la quantité à cuire. Nous ne savions pas comment apporter la nourriture chaude et la distribuer pour que tout le monde en ait assez. Il nous a fallu beaucoup de temps et d’efforts pour comprendre comment cuisiner plusieurs dizaines de portions à la fois. Avec l’expérience, nous avons amélioré tous les processus et élaboré un menu. Aujourd’hui, il s’agit simplement d’un certain « algorithme ».
L’été dernier, nous avons eu des difficultés avec le public. L’ancien lieu de distribution se trouvait dans un quartier résidentiel, où nous avions apporté une table pliante. Après avoir mangé, les gens allaient aux toilettes dans les buissons, faisaient la queue tôt et faisaient du bruit sous les fenêtres. Cela gênait les habitants de l’immeuble, et nous entendions constamment des plaintes et des menaces. Maintenant, nous faisions la distribution à côté de l’église, où il y a un accès aux toilettes, et les gens se comportent un peu plus poliment à côté d’un bâtiment religieux. Bien que nous n’ayons rien à voir avec l’église. Nous sommes simplement situés à proximité. La seule difficulté est maintenant de trouver un financement pour ce projet.
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