Sciences. Après la guerre en Ukraine, la médecine militaire ne sera plus jamais la même

De par son ampleur et son bilan humain, le conflit en Ukraine est le plus violent ayant frappé l’Europe depuis la Seconde Guerre mondiale. Et l’hebdomadaire britannique “The Economist” relève qu’il constitue aussi une expérience unique pour les corps médicaux des armées qui innovent en matière de soins et de logistique.

La guerre en Ukraine est le plus grand conflit d’Europe depuis 1945. La Russie et l’Ukraine combattent à une échelle et avec une intensité que les armées occidentales n’ont pas connues depuis la guerre de Corée. Les pertes éclipsent très largement celles des récentes interventions américaines et européennes. Les États-Unis ont perdu plus de 7 000 soldats en Afghanistan et en Irak entre 2001 et 2019. L’Ukraine en a perdu deux fois plus en un an, selon des documents américains ayant fuité, et la Russie entre six et sept fois plus. Après cette expérience, la médecine militaire ne sera plus la même.

En Afghanistan et en Irak, l’armée américaine et ses alliés ont accompli des progrès considérables dans la médecine de guerre. Dans la mesure où la plupart des décès surviennent avant que les soldats n’arrivent à l’hôpital, on a beaucoup gagné à évacuer les blessés par hélicoptère et à les traiter pendant la “golden hour”, la première heure, au cours de laquelle les chances de survie sont les plus élevées. Des soldats qui autrefois seraient morts s’en sont sortis.

Le ratio blessés/tués, d’environ trois ou quatre pour un au Vietnam, où les soins étaient moins avancés, a atteint pas moins de dix pour un. En Ukraine, on est revenu aux chiffres du Vietnam, d’après des personnes ayant eu accès aux données classifiées. Pas plus de 2 % de soldats américains ont été tués ou blessés dans les guerres post-2001 ; le chiffre comparable est de 5 à 10 % en Ukraine. D’après une étude menée en 2022 par le Royal United Services Institute, un groupe de réflexion britannique, 40 % des blessés parmi le personnel militaire ukrainien présentent une invalidité permanente.

Pénuries de matériel et de personnel

Jusqu’à un certain point, ces chiffres témoignent des limites des soins médicaux dans les deux camps. L’armée russe traite l’infanterie comme de la chair à canon. Les soldats blessés sont renvoyés vers le front alors qu’ils présentent soit de graves blessures provoquées par des éclats d’obus, soit des problèmes cardiaques. Tanisha Fazal, de l’université du Minnesota, spécialiste des soins médicaux en temps de guerre, se dit consternée d’avoir vu une vidéo d’un officier russe qui se servait d’un simple garrot en caoutchouc. Le genre que les Américains utilisaient en Afghanistan au début des années 2000.

Pour sa part, l’Ukraine abandonne progressivement les soins à la soviétique. Avant 2017, elle n’avait pas de médecins militaires, explique Maria Nazarova, instructrice dans l’armée ukrainienne. En 2022, le pays en avait formé 650, une goutte d’eau dans la mer pour une armée de 1 million d’hommes. Le centre de formation, qui manque d’instructeurs et d’équipements, prépare désormais moins de 300 praticiens par mois pour le front, chacun d’entre eux n’ayant reçu que ces quatre semaines d’instruction.

L’actuelle contre-offensive oblige les soldats ukrainiens à traverser des champs de mines tout en essuyant des attaques de drones et d’artillerie, d’où une surcharge de travail pour les médecins. “Je n’ai pas vu une telle demande de garrots depuis juin de l’année dernière”, constate Evgen Vorobiov, un avocat de Kiev qui est volontaire dans six brigades différentes. Il ajoute qu’il manque également de pansements thoraciques et d’appareils à ultrasons.

Aux pénuries viennent s’ajouter des problèmes structurels. Les médecins-chefs passent leur temps à remplir des formulaires pour commander du matériel qui n’arrive que de manière irrégulière et en petites quantités. Il y a de fréquentes tensions entre les unités du front et le commandement médical central de l’état-major, qui estime que son travail consiste davantage à gérer les hôpitaux qu’à assurer les soins sur le front.

Ces querelles bureaucratiques ont aussi des conséquences plus graves. L’armée américaine a compris dans les années 2000 que transfuser les soldats blessés avec du sang “entier”, et non des composants comme le plasma, permettait de sauver des vies. L’année dernière, le ministère de la Santé ukrainien a fait légaliser cette pratique. Le commandement médical, dans un accès d’esprit bureaucratique, est intervenu pour l’interdire. Mais de nombreuses brigades ukrainiennes “progressistes” ne tiennent pas compte de cette interdiction, assure Maria Nazarova. Pour cela, elles font appel à des contacts personnels dans les centres de dons du sang. Il en résulte une qualité de soins inégale à travers les différentes unités de l’armée ukrainienne.

“Polytraumatismes”

Les armées occidentales auraient de nombreux avantages dans une grande guerre, notamment du personnel plus qualifié et un meilleur matériel. Mais des médecins militaires américains et européens reconnaissent qu’un tel conflit serait un véritable choc pour la médecine [militaire] occidentale.

Prenons par exemple les hélicoptères, essentiels pour le transport des blessés. Seuls 70 hélicoptères américains ont été abattus entre 2001 et 2009 en Afghanistan et en Irak. La Russie en a perdu 90 en dix-sept mois. “Cette prise de conscience que la prochaine guerre devrait être très différente en termes de supériorité aérienne a conduit à toute une remise en question au sein de l’armée américaine et des forces de l’Otan”, commente John Holcomb, professeur à l’université d’Alabama et ancien directeur de l’Institut de recherche chirurgicale de l’armée américaine. Il y aura des “soins médicaux prolongés sur le terrain” en dehors des hôpitaux. “Les résultats en termes de pronostic seront mauvais”, fait valoir le général Tim Hodgetts, médecin général de l’armée britannique.

Les types de blessures vont différer également. Environ 79 % des morts et des blessés américains dans les guerres ayant suivi les attentats du 11 septembre 2001 ont été causés par des engins explosifs improvisés. Plus de 70 % des morts et des blessés ukrainiens résultent de tirs d’artillerie et de missiles, selon un récent article publié dans le Journal of the American College of Surgeons [Revue de l’académie américaine de chirurgie]. Ces attaques ont tendance à toucher un plus grand nombre de soldats à la fois, provoquant des “polytraumatismes”, c’est-à-dire des atteintes de multiples parties du corps et organes.

Traiter de telles blessures à l’échelle voulue sera particulièrement difficile pour les armées européennes. Prenons l’exemple du sang. Il s’agit d’un “produit stratégique” pour l’Alliance [atlantique], écrit Ronald Ti, logisticien militaro-médical au King’s College de Londres. Un système de santé militaire incapable de fournir du sang risque “l’effondrement systémique du moral”, met-il en garde. Le docteur Ti cite le cas de l’Estonie : pour l’essentiel, les réserves de sang dont ce pays dispose en temps de paix pourraient être épuisées en une seule journée de conflit (d’après les taux d’utilisation moyens calculés par l’Otan).

Pourtant, ce n’est pas la même chose de stocker du sang et des munitions. Sa durée de conservation est de quelques semaines (et, quand il est congelé, de plusieurs mois), et non de plusieurs années. Le décongeler prend du temps. En outre, les taux de dons du sang au Royaume-Uni tombent régulièrement en dessous d’une semaine de réserves, note le général Hodgetts. La guerre [en Ukraine] contribue à résoudre des problèmes juridiques épineux dans l’Otan, portant sur l’interopérabilité des produits sanguins et des médicaments. Le Royaume-Uni investit maintenant pour produire son propre plasma lyophilisé, alors que jusqu’à présent elle était dépendante d’une production française et allemande insuffisante, qui pourrait être trop fortement sollicitée en temps de guerre.

Progrès technologiques

Autre problème : comment déplacer des centaines de milliers de soldats blessés ? Jusqu’à 60 % des blessés ukrainiens ont été acheminés à bord de trains. Autrefois, les médecins militaires voulaient que les hôpitaux soient visibles dans les zones de guerre. La leçon de l’Ukraine, où la Russie a frappé des équipements surmontés de grandes croix rouges, est qu’il vaut sans doute mieux se fondre dans le paysage. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) estime qu’il y a eu près de 900 attaques contre des bâtiments sanitaires depuis le début de cette guerre. Les médecins se demandent comment renforcer, camoufler ou disperser leurs équipements. Mais des hôpitaux de campagne légers et souples seront voués à fournir des soins plus limités. Sans compter que, de plus en plus, il faut s’assurer que les émissions électroniques du matériel médical ne servent pas de balises aux bombes ennemies.

La guerre a aussi remis les armes nucléaires à l’ordre du jour. À l’automne [2022], les dirigeants occidentaux se sont mis à craindre que la Russie ne se prépare à utiliser des armes nucléaires tactiques. Les États-Unis, le Royaume-Uni et la France ont annoncé au Kremlin qu’il subirait de lourdes conséquences s’il franchissait un tel pas. Le danger s’est éloigné. Pendant la guerre froide, l’Otan prévoyait de combattre sur un champ de bataille nucléaire. Ces scénarios ont été progressivement abandonnés dans les années 1990. De nombreux responsables s’inquiètent maintenant du fait que les États-Unis et leurs alliés ne soient pas médicalement préparés à un conflit nucléaire. Par exemple, d’énormes quantités de kits pour brûlures seraient nécessaires.

Enfin, avec la guerre en Ukraine, on assiste à une évolution de la médecine militaire grâce aux progrès technologiques. L’Ukraine a déjà utilisé de grands drones de transport, capables de déplacer des charges de 180 kilos sur des distances allant jusqu’à 70 km, afin d’évacuer des soldats blessés. Elle devient ainsi le premier pays à mener de telles évacuations médicales. “[À terme], la robotique à bord [des drones] permettra sans doute d’administrer des traitements antidouleur et de fournir des produits sanguins et de l’oxygène, de prendre en charge les voies respiratoires et même de réaliser certains gestes chirurgicaux”, écrivent le lieutenant-colonel Joseph Maddry et ses coauteurs [de l’Institut de recherche chirurgicale de l’armée américaine, dans une étude publiée en février 2021]. Même si les drones présentent les mêmes risques que les hélicoptères, rappelle le docteur Fazal.

Le défi est de tirer les enseignements de ces expériences. Il faudra pour cela transformer les anecdotes en données factuelles. Les États-Unis ont proposé à l’Ukraine de l’aider à constituer un “registre des traumatismes”, sur le modèle de celui utilisé en Afghanistan et en Irak – à savoir une base de données qui recense les types de blessures des patients et indique quels traitements ils ont reçus et comment ils récupèrent. Ces analyses vont bénéficier non seulement aux armées alliées, mais aussi aux citoyens lambda. Le docteur Holcomb rappelle qu’il a pu réduire de 30 % le nombre de décès consécutifs à des traumatismes dans son centre hospitalier de l’université d’Alabama (Birmingham), et ce en appliquant les compétences qu’il avait acquises dans l’armée. On le voit, les souffrances de l’Ukraine vont faire progresser la médecine.

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