Reportage. L’Arménie, refuge de l’opposition à Poutine

Plus de 100 000 Russes ont fui vers l’Arménie après l’invasion de l’Ukraine. Le rejet de la guerre et du pouvoir du Kremlin mais aussi, parfois, la simple quête d’une vie meilleure en sont les principales raisons. Un reportage de la revue espagnole “5W”.

“La ville est remplie de Russes qui ont des roubles”, commente Ashot Parsyan. Ce chef d’entreprise arménien a récemment ouvert un restaurant japonais à Erevan et a embauché deux serveurs russes, fraîchement débarqués dans la capitale. “Les bars et les restaurants ne désemplissent pas, poursuit-il, et il y a des gens qui viennent d’arriver et qui ont envie de travailler.”

Entre 500 000 et 1 million de personnes ont quitté la Russie depuis le début de la guerre en Ukraine. Ces chiffres ne sont ni officiels ni exacts, mais ils comprennent ceux qui fuient le régime de Poutine, ceux qui voulaient échapper à la conscription et ceux qui sont simplement partis en quête d’une vie meilleure, sachant que les sanctions occidentales entraînent une situation économique difficile en Russie.

Plongée depuis 2020 dans un après-guerre traumatisant, l’Arménie connaît une embellie économique avec l’arrivée de quelque 100 000 Russes, selon l’organisation d’accueil L’Arche, qui précise que tous les nouveaux venus ne se sont pas inscrits. À Erevan, une capitale qui prend des allures de plus en plus moscovites, non seulement les Russes travaillent comme serveurs ou livreurs, mais ils ont aussi ouvert des cafés ou des restaurants. Des commerces ou des entreprises russes essaient de s’installer ici – même si cela a aussi des conséquences négatives, comme l’inflation, qui atteignait 8,3 % à la fin de 2022, ou la récente hausse des prix des loyers à Erevan, allant parfois jusqu’à 40 % en raison de la forte demande.

“Les réfugiés, ce sont les Ukrainiens”

Aux portes du Relokant, un bar connu d’Erevan, Iaroslav Viatcheslav et Micha Komaritchev, respectivement 34 et 35 ans, réfléchissent à ce qu’ils sont devenus maintenant qu’ils ont quitté la Russie. Il n’y a pas de meilleur endroit pour le faire : les exilés russes sont appelés relokanty [de relokatsia, mot qui vient lui-même de l’anglais relocation ; le sens premier de relokant en russe est “expatrié”]. Tant Iaroslav que Micha préfèrent cette étiquette à d’autres, qui pourraient les victimiser. “Nous ne sommes pas des réfugiés, pas plus que des exilés, souligne Iaroslav. On est ici, on y est bien, on a du travail. Les réfugiés, ce sont les Ukrainiens.”

Les deux hommes ont quitté la Russie au début de la guerre, car ils ne supportaient pas de vivre dans un pays agresseur. Ils se sont connus à Erevan. Micha est journaliste, il est parti parce qu’il travaillait dans une université et qu’il ne pouvait pas y exprimer son point de vue contraire à la guerre. Aujourd’hui, il travaille à Radiovan, une radio bilingue russo-arménienne, comme monteur de vidéos. Iaroslav pratique le télétravail pour une société de logiciels.

D’autres Russes qui résident à Erevan voient les choses autrement, comme Ian Chenkman, journaliste au quotidien Novaïa Gazeta, fondé par le Prix Nobel de la paix Dmitri Mouratov en 1993 et récemment fermé en raison de ses positions critiques à l’encontre du Kremlin.

“Je ne suis par un relokant, je me considère comme un réfugié, affirme Chenkman. Les relokanty partent de leur propre volonté, et ce n’est pas [notre] cas. Poutine nous a obligés à abandonner notre pays.”

Chenkman est parti de Russie après la fermeture de son journal, alors que la guerre avait commencé depuis seulement un mois. Aujourd’hui, il télétravaille depuis Erevan pour la Novaïa Gazeta Europe, un projet lancé par des journalistes de l’ancienne Novaïa Gazeta.

Des sanctions “injustes”

La répression ou le manque de liberté ne sont pas les seules causes de départ. La situation économique née de la guerre a elle aussi pesé dans la balance. Du fait des sanctions économiques occidentales, le rouble a été dévalué, les comptes russes à l’étranger ont été bloqués et les cartes de crédit (Visa et Mastercard) ont cessé de fonctionner.

Kirill, 24 ans, prend un café au lait dans la chaîne russe de cafétérias Chokoladnitsa, installée depuis des années sur une place du centre d’Erevan. “Je n’ai rien à voir avec la guerre, explique-t-il. J’ai toujours été contre Poutine, j’ai même participé aux manifestations.” Mais il se sent maltraité par l’Occident :

“Du jour au lendemain, l’Union européenne m’a pénalisé en tant que Russe. Les sanctions sont très injustes, elles sont dirigées contre le peuple russe.”

Il dit être partisan de l’opposant Alexeï Navalny“Je ne suis pas entièrement d’accord avec ses idées, précise-t-il, mais je crois qu’il est le seul à pouvoir fédérer l’opposition contre Poutine.”

Un drapeau blanc-bleu-blanc

Nous sommes un lundi matin à Erevan, et le bureau d’accueil de la population russe, géré par l’association L’Arche, est presque vide. Au mur, le drapeau blanc-bleu-blanc de l’opposition russe, qui a été utilisé pour protester contre la guerre en Ukraine. “C’est notre drapeau, mais sans la bande rouge. Sans le sang. Ce sera le futur drapeau de notre pays”, affirme l’une des responsables du bureau, Darina Maïatskaïa, 28 ans.

L’Arche vient en aide aux Russes qui ont quitté leur pays après le déclenchement de la guerre en Ukraine. Cette organisation a entamé ses activités en mars 2022 en Géorgie voisine, avant de s’internationaliser. Elle est devenue un vaste maillage de soutien à la diaspora russe, avec plus de 2 000 bénévoles répartis dans le monde entier.

Ce bureau d’Erevan propose une aide juridique et psychologique, ainsi que des hébergements, aux personnes arrivées de Russie. “Nous avons un réseau de logements où l’on peut s’installer pendant deux semaines le temps de voir venir, de s’organiser, de trouver un travail”, note Darina. Cette même initiative fonctionne aussi en Turquie, en Pologne et au Kazakhstan. Dans une cinquantaine de pays, L’Arche propose des tchats d’aide sur Telegram, la très populaire application de messagerie russe.

Darina a quitté la Russie lorsque la police a ouvert une enquête sur la chaîne Telegram, où elle publiait des informations concernant la guerre en Ukraine. Quelques jours après son départ, un groupe d’agents a frappé à la porte de chez elle. Mais elle était déjà en Arménie. La chaîne, qui compte 9 000 abonnés sur le seul oblast de Tver, au nord de Moscou, “continue à fonctionner, et elle est le seul média qui dise la vérité à Tver”, sourit Darina.

La guerre des mensonges

Quelques jours après le lancement de ce que le Kremlin a appelé l’opération militaire spéciale”, dénomination malheureuse, la Douma adoptait à l’unanimité une loi qui punit de peines pouvant aller jusqu’à quinze ans de prison la diffusion de “mensonges” sur les forces armées. Cette loi laissait à l’État lui-même la faculté de juger ce qui relève du mensonge, portant atteinte à la liberté d’expression et mettant dans la ligne de mire tous ceux qui s’opposent à la guerre. Ce dispositif est l’un des éléments moteurs de l’exode.

Il y a encore aujourd’hui des citoyens qui arrivent en Arménie, mais au compte-gouttes. Les deux temps forts de cet exode ont été mars 2022, juste après le début de la guerre, et septembre de la même année, quand la Russie a appelé 300 000 réservistes au front. Des dizaines de milliers de jeunes hommes ont aussitôt déserté.

Trois jeunes sont assis autour d’une table en plastique, dans une salle du bureau de L’Arche, où des événements sont souvent organisés. Ils parlent des difficultés économiques de l’exil. Ils sont tous ici pour échapper à la conscription.

Virage diplomatique

Dans son ancien travail, raconte Mikhaïl, 24 ans, aujourd’hui livreur, l’ambiance “était insupportable, tout le monde était pour la guerre, ils disaient du mal des Ukrainiens”. Il est parti seul, parce que sa famille elle aussi était derrière Poutine. Quand il est arrivé en Arménie, il a commencé à travailler comme maçon, mais il gagnait peu. Anton, 32 ans, était employé dans un magasin de sport en Russie. Mais quand on ne parle pas arménien, il est difficile de trouver un poste équivalent à Erevan. Pavel, homme taciturne, est parti à cause de la mobilisation. Et il ne répète qu’une seule chose :

“Je ne veux pas aller à la guerre. Je ne veux pas.”

La dernière guerre du Haut-Karabakh, territoire contesté entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, s’est achevée par le déploiement d’une mission de paix russe, avec un contingent de 2 000 soldats, en vertu de l’accord de cessez-le-feu signé par la Russie, l’Arménie et l’Azerbaïdjan en octobre 2020. Le fait que la Russie ait un pied en Arménie pourrait constituer une source d’insécurité pour les opposants ayant fui vers l’Arménie. Yan Chenkman, le journaliste de Novaïa Gazeta réfugié à Erevan, a enquêté sur le sujet.

“Rien ne prouve qu’il y ait une collaboration entre les services de renseignement russes et arméniens”, tempère-t-il. L’actuel gouvernement, avec à sa tête Nikol Pachinian, leader de la révolution de 2018, met tout en œuvre pour se débarrasser de la présence russe. En décembre, Pachinian a refusé de signer la déclaration finale du sommet de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), dirigée par la Russie et dont l’Azerbaïdjan fait également partie. Il a fait valoir qu’il n’avait pas l’intention de défendre les pays membres.

Depuis le cessez-le-feu de 2020, plus de 400 personnes – pour la plupart combattantes – sont mortes dans le conflit. Début décembre, l’Azerbaïdjan a décidé de fermer le corridor de Latchine, voie d’accès entre l’Arménie et le Haut-Karabakh. Pachinian a demandé à Poutine l’intervention de la Russie. En vain. Le dirigeant arménien semble maintenant se rapprocher de l’Union européenne, qui en février a déployé une mission civile d’observation à la frontière arménio-azérie.

Ici, ils peuvent parler librement

En tant qu’ancienne république soviétique, l’Arménie offre des avantages administratifs aux Russes. C’est l’un des pays où ils peuvent voyager sans visa ni passeport. Le russe est parlé dans les rues et est encore enseigné dans les écoles. Les Russes ont aussi des raisons affectives de choisir l’Arménie. Les liens entre les deux pays, quoique complexes, sont étroits. La Russie a accueilli pendant des années la diaspora arménienne : sur les 8 millions d’Arméniens qui vivent dans le monde, plus de 1 million sont installés dans la fédération russe.

Bon nombre des Russes exilés en Arménie s’y sont rendus seuls, contre l’avis de leur famille. Certains racontent qu’ils participaient seuls aux manifestations, qu’il n’y avait pas de possibilité d’organiser une opposition en Russie. En Arménie, ils peuvent parler librement. Ils ont organisé des manifestations devant l’ambassade russe. Pour eux, l’Arménie est une vraie démocratie. Ils expriment sans crainte le souhait de voir l’Ukraine gagner la guerre.

“Les opposants représentent un pourcentage très faible des exilés”, avance le journaliste Ian Chenkman.

“Ces exilés ne sont peut-être pas favorables à Poutine, mais la plupart d’entre eux sont des libéraux, ils veulent vivre à l’européenne et n’interviendront pas pour s’opposer au régime.”

Erevan regorge de Russes qui sont contre la guerre, mais on n’y voit flotter aucun drapeau ukrainien. Ici, nulle trace du bleu et jaune si fréquent en Europe, et aussi dans la Géorgie voisine. L’Ukraine a vendu des armes à l’Azerbaïdjan pendant la dernière guerre. Pour les Arméniens, c’est impardonnable.

“Du sang neuf”

La station Radiovan a embauché quelques-uns des journalistes russes exilés en Arménie. Ils diffusent la plus grande partie de la programmation en arménien, mais aussi certaines émissions en russe. “Cela a apporté un sang neuf à la radio, se réjouit Valeria Sadtchikova, la chef de production de la station. Et ça a été une chance de pouvoir intégrer leur point de vue sur la guerre en Ukraine dans nos contenus.” Mais la radio a dû s’attaquer à certaines questions sensibles :

“Quand la guerre a débuté en Ukraine, nous étions plongés dans un après-guerre encore douloureux. Pour nous, c’est très difficile de soutenir l’Ukraine, parce qu’elle est du côté de l’Azerbaïdjan. Et eux [les nouveaux collaborateurs], ils le comprennent très bien.”

Les opposants russes en Arménie considèrent eux aussi d’un œil sceptique la participation de leur pays au conflit entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie à propos du Haut-Karabakh. Ils critiquent les forces déployées et les accusent de ne pas parvenir à maintenir la paix.

Revenir sur leurs pas semble désormais compliqué pour les relokanty, qu’ils se reconnaissent ou non sous cette étiquette. Ils ne savent pas quand ils rentreront en Russie.

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