Reportage. Comment Wagner a vassalisé la République centrafricaine

C’est dans ce pays d’Afrique centrale que la société paramilitaire russe a posé son plus solide jalon africain, en mettant la main sur les richesses du pays, en monnayant sa protection armée et en commettant diverses exactions. Un modèle exporté désormais à tout le continent, analyse le “Times”, qui a plongé au cœur des ténèbres wagnériennes.

Pendant l’exorcisme, l’encensoir oscille dans les volutes de fumée, des prières résonnent et le visage du prêtre est luisant de sueur. Le père Sergueï Voyemawa se signe et pose ses mains sur la tête de la jeune fille qui est assise sur un tabouret de bois devant lui, encadrée de bougies vacillantes de chaque côté. Il a été appelé pour chasser les mauvais esprits qui la hantent.

C’est la neuvième séance sur une série de douze que l’enfant doit subir dans l’enceinte de l’église orthodoxe russe Saint-André de Bangui, capitale de la République centrafricaine (RCA).

Quand les dernières prières prennent fin, l’enfant se lève et se joint à ses parents et au prêtre pour entonner un hymne. Ils chantent en français. L’église est vide, à l’exception des icônes, fraîchement peintes grâce à l’argent de Moscou, qui contemplent la scène depuis les murs.

Emprise religieuse et État fantôme

Ces procédures [d’exorcisme] sont monnaie courante en RCA, l’un des pays les plus pauvres de la planète. Avec un taux d’analphabétisme de 63 %, une culture où les superstitions traditionnelles sont profondément ancrées, et des guerres incessantes depuis deux décennies, la population a peur de tout ce qui peut être considéré comme impie. Et c’est là que le Groupe Wagner a déclenché son intervention la plus importante sur le continent.

En revanche, la décision récente du prêtre de rejoindre les rangs du patriarcat de Moscou et d’adopter un nom russe paraît un peu plus surprenante. Après avoir passé trois mois à étudier la théologie en Russie à l’automne dernier, et six semaines de plus cette année, Voyemawa est aujourd’hui le premier prêtre qui représente l’Église orthodoxe russe dans le pays. Moscou a également financé la restauration de son église et la rénovation de l’orphelinat, dont le prêtre est aussi responsable, où 67 orphelins de guerre âgés de 3 à 13 ans ont droit à des cours de russe dans le cadre de leur programme d’études.

Depuis que le président Touadéra a signé un accord bilatéral de coopération militaire avec Moscou et qu’il a reçu en échange des armes et des mercenaires pour ses forces armées en lambeaux, le pays appauvri fait l’objet d’une pénétration à tous les niveaux – culturel, militaire, politique, économique – dans le cadre d’une opération militaire russe qui a aussi des conséquences en termes d’influence, le tout sous la férule du Groupe Wagner.

Appliquant une version modernisée de la doctrine de lutte anti-insurrectionnelle qui utilise exploitations forestières, violence, séduction et ressources minières, ainsi que près de 1 800 combattants Wagner, l’intervention a été si efficace dans sa prise de contrôle de la RCA que le pays est devenu un hôte zombie à peine capable de prendre ses propres décisions sans consulter les chefs mercenaires russes.

Un vétéran russe du régiment de parachutistes de la Légion étrangère française, surnommé “le Président” par les diplomates, conseille Touadéra en matière de sécurité et dirige l’opération de Wagner. Des conseillers russes sont présents dans tous les grands ministères centrafricains. Une station de radio, Radio Lengo Songo, financée par une société affiliée à Wagner, diffuse des messages prorusses et antifrançais.

Tremplin du ressentiment envers la France

Les journalistes locaux sont incités à publier des articles prorusses, ou payés pour le faire en leur promettant des visites à Moscou. La vodka Wa Na Wa, fabriquée en Russie et vendue en sachets, est devenue une marque d’alcool de premier plan. Des concessions d’or, de bois et de diamants sont accordées à des sociétés associées à Wagner en échange d’hommes et de munitions.

La Russie cherche même à évincer le brasseur français Castel, une des dernières grandes entreprises françaises en RCA, pour dominer le marché local avec une nouvelle marque de bière, Africa Ti L’Or, brassée à Bangui par une société appartenant à l’attaché culturel russe dans le pays, Dimitri Syty, récemment visé par des sanctions de l’UE pour ses liens présumés avec Wagner.

La pression sur Castel s’est intensifiée l’an dernier, avant le lancement d’Africa Ti L’Or, quand des réseaux sociaux locaux se sont mis à affirmer que l’entreprise finançait des groupes rebelles.

Le 7 mars, les locaux de Castel à Bangui, déjà plusieurs fois survolés par de mystérieux drones, ont été attaqués au cocktail Molotov. L’incendie ne s’est pas étendu, mais sur la vidéo des caméras de surveillance de la brasserie, on voit que les assaillants étaient cinq hommes blancs non armés, masqués et portant des vêtements civils. Les responsables de Castel disent être sûrs que les incendiaires étaient des hommes de Wagner.

En effet, c’est l’antipathie persistante envers la France qui sert de tremplin au succès des Russes. La position anti-impérialiste de la Russie en Afrique, qui remonte à l’époque soviétique, trouve également un écho favorable qui profite à Wagner.

“Ici, les Russes ne sont pas des étrangers, déclare le père Voyemawa. Ils sont là depuis longtemps. Ils n’ont jamais colonisé l’Afrique comme l’ont fait les Français. Ils sont venus soutenir les Africains. Ce sont les Français qui ont commis des erreurs. Mais aujourd’hui, les Français parlent des Russes comme s’ils voulaient voler une partie de la France !”

Wagner, combien de divisions ?

Le prêtre n’est pas le seul à partager ce sentiment. À l’opposé de la vision que l’on a du groupe Wagner en Occident, une grande partie de l’élite centrafricaine, lassée de l’impuissance des missions de maintien de la paix des Nations unies, méfiante à l’égard des puissances colonialistes et furieuse de l’incapacité de la France à mettre fin au cycle de la violence, a accueilli favorablement l’intervention des mercenaires russes.

“Chaque semaine, les Russes viennent ici, ou partent par rotation. Leur nom et leur origine, ce n’est pas notre problème. Wagner, Beethoven, Mozart : pour nous, tout ça, c’est la même chose”, affirme Fidèle Gouandjika, l’un des principaux conseillers de Touadéra.

Gouandjika, l’un des hommes les plus riches du pays, qui apprécie son surnom de “milliardaire de Boy-Rabe” – du nom du quartier de Bangui où il a grandi –, ne tarit pas d’éloges quand il dépeint comment les Russes cherchent à entrer en contact avec la société, et comment ils sont prêts à se battre et de mourir pour défendre son président.

Alexandre Bikantov, ambassadeur de Russie à Bangui, a annoncé en février que 1 890 “instructeurs russes” étaient actuellement actifs en RCA, et il a confirmé que Bangui souhaitait voir leurs effectifs augmenter.

Les forces de Wagner, dont le quartier général se trouve dans le palais en ruine de l’empereur autoproclamé Jean-Bedel Bokassa, à 80 kilomètres au nord de Bangui, disposent également d’hélicoptères de combat et d’avions d’attaque au sol L-39 Albatros. Le nombre de Russes tués dans les affrontements avec les rebelles reste sous le sceau du secret, mais leur opération en RCA garantirait à terme une énorme marge bénéficiaire aux mercenaires.

Wagner a consolidé la mainmise du président Touadéra

Le complexe minier de Ndassima, au nord de Bambari, le plus grand gisement d’or connu de RCA, est déjà protégé par Wagner et sous contrôle russe. Un câble diplomatique américain qui a filtré faisait récemment état d’un bénéfice possible d’un milliard de dollars provenant de la mine, si les Russes sont en mesure d’en exploiter tout le potentiel.

Prêts à se battre se battre pour les diamants, l’or et le bois, les Russes ont aussi su habilement semer la zizanie entre les groupes rebelles qui s’opposent à Touadéra, parfois par la négociation, parfois par la violence. En janvier 2019, quelques mois seulement après l’arrivée des 175 premiers instructeurs de Wagner à Bangui, les Russes ont négocié un accord de paix dans la capitale soudanaise, connu sous le nom d’accord de Khartoum, entre le gouvernement centrafricain et 14 groupes rebelles, ce qui a du même coup considérablement affaibli la résistance armée.

L’accord de Khartoum reste la feuille de route la plus probable pour un plan de paix en RCA. Même si, un an après sa signature, durant la campagne électorale à l’issue de laquelle Touadéra a pu décrocher un second mandat, six des signataires de l’accord de Khartoum ont conclu une alliance informelle entre groupes armés de l’opposition, la Coalition des patriotes pour le changement (CPC), et ont marché sur Bangui. Les Russes les ont repoussés, ont lancé une contre-offensive et reconquis des pans entiers de territoire pour le gouvernement.

Gouandjika, qui arbore parfois un tee-shirt “Je suis Wagner”, prétend qu’en douze mois seulement les combattants de Wagner auraient étendu le contrôle du gouvernement de 10 à 90 % du pays. Des chiffres exagérés, mais la tendance est bien réelle.

En comparaison, aucune des missions précédentes menées dans le pays par les troupes françaises et de l’Union africaine, ni le déploiement actuel de plus de 14 000 soldats de l’ONU dans le cadre de la mission de la Minusca [Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation en Centrafrique], n’avaient permis au gouvernement de récupérer le territoire qu’il souhaitait.

“Quand on prend en compte les paramètres de cette guerre, les Russes sont la seule force qui soit vraiment prête à se battre, me confie un observateur occidental expérimenté en République centrafricaine, sous couvert d’anonymat. L’Union africaine n’a rien réussi ici. Les Français ont essayé, ils ont tué des tas de gens, ont commencé à perdre des soldats et se sont finalement retirés. L’ONU, c’est l’ONU : elle est passive. Force est de reconnaître que les hommes de Wagner, eux, se battent.”

Mais il ne suffit pas de se battre pour stabiliser un pays. Si Wagner a réussi à briser la menace rebelle qui pesait sur Bangui, en consolidant l’emprise de Touadéra sur le pouvoir et en repoussant les rebelles du CPC dans la brousse, ailleurs que dans la capitale, le pays est en proie au désordre et son économie est en ruine. Sur une population de 5,4 millions d’habitants, le nombre de personnes déplacées à l’intérieur du pays a atteint le chiffre record de 722 000. En outre, 733 000 personnes vivent à l’étranger en tant que réfugiés. D’après le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies, plus de 60 % de la population auraient besoin d’une aide d’urgence.

Crimes et exactions se multiplient

La campagne anti-insurrectionnelle du groupe Wagner s’est accompagnée de multiples accusations de violations des droits de l’homme, ce qui a sapé le soutien de la population vis-à-vis la présence russe. Des rapports crédibles de Human Rights Watch et de l’ONU ont évoqué la présence de combattants russophones dans des cas d’assassinats et de torture.

Il est impossible d’évaluer l’ampleur de ces violations. Dans cette guerre civile brutale, sous le poids de la répression du régime autoritaire, les habitants ont constamment peur des informateurs, de la surveillance, des arrestations arbitraires et des “disparitions”. Il est rare que les témoins de meurtres osent parler, et il en va de même de la plupart des victimes de torture ou de viol.

Malik Karomschi, avocat et militant des droits de l’homme âgé de 46 ans, dit avoir recueilli 377 témoignages de femmes violées ou agressées sexuellement par des Russes depuis le début de l’année 2021.

Les jours suivants, il m’a envoyé d’autres photos, tout en ne restant jamais au même endroit pour éviter d’être arrêté. Parmi elles se trouvent celle d’un homme aux mains coupées, une autre d’un groupe de prisonniers ligotés, allongés sur le sol. Sur certaines, on voit des corps dont la tête a été tranchée à la machette, ou des cadavres calcinés, la langue saillante.

Il n’y a presque pas d’information, pas de dates, de lieux, de noms ou de détails sur qui a vu ce qui a été fait par qui à qui, bien qu’un groupe de cadavres mutilés soit présenté comme des victimes tuées par des Russes dans la préfecture de Haute-Kotto. Loin de Bangui, il est clair que de terribles violences sont commises, mais trop souvent, les détails qui permettraient de les vérifier sont rendus confus par la peur, l’environnement de la jungle et des étendues peu peuplées de la savane lointaine.

Lire l’article original