Vincent Présumey
Valery Zaluznhy, chef d’état-major de l’armée ukrainienne, a produit voici quelques jours un texte public de 9 pages, complété d’une interview à The Economist, qui ont fait du bruit. C’est pratiquement, bien que tempéré par la description du piétinement russe et des pertes russes considérables, le constat d’échec de la « contre-offensive » plus ou moins officiellement lancée le 6 juin dernier après que beaucoup d’espoirs se soient portés sur elle. La progression maxima est de 17 km, la poche créée à Robotyne est verrouillée, etc. Ces faits étaient avérés avant qu’il les présente ainsi, mais c’est un évènement important que ce soit lui qui le fasse, et publiquement.
En résumé, Zaluznhy explique qu’il y a eu erreur à espérer une percée analogue à celle de Kupiansk, sur le front de Kharkiv, opérée fin 2022, en plus ample, voire jusqu’à la Crimée, parce que ceci n’était pas possible pour quatre séries de raisons. Ces raisons sont d’abord l’absence de toute supériorité aérienne ukrainienne, ce qui renvoie à la non-livraison des F16 et autres armes occidentales promises ; même chose en ce qui concerne la contre-batterie visant les champs de mines russes ; la mauvaise gestion des réserves humaines, Zaluznhy semblant appeler à des modifications législatives renforçant la militarisation ; et la supériorité russe en matière informatique quoi qu’on en dise, et en matière de brouillage, qui là encore appelle une aide technologique mais aussi des progrès dans l’organisation et le fonctionnement des directions militaires.
Qu’un tel responsable – le premier responsable militaire ukrainien – mette tout cela en avant est controversé, car on lui reproche de ruiner la volonté d’avancer de ses propres troupes. Mais très clairement, il ne croit plus à cette possibilité sans progrès dans les quatre domaines évoqués de l’aviation, des dispositifs antiminiers, de la gestion des réserves humaines et de la maîtrise informatique/informationnelle, et il explique que ces quatre points sont nécessaires pour éviter une guerre de position de longue durée, dans laquelle la Russie est avantagée.
Techniquement parlant, tout ce qu’il dit est vrai et était déjà pointé par les spécialistes. Politiquement, il n’est pas arrivé souvent qu’un chef militaire fasse une critique/autocritique ouverte en pleine guerre et de cette ampleur. La question est : pourquoi l’a-t’il fait et pourquoi à ce moment précis ?
Il y a plusieurs champs de réponse à cette question, concernant l’aide militaire à l’Ukraine et donc avant tout les États-Unis, concernant la Russie et son armée, et concernant la société ukrainienne.
Dans son discours de retour d’Israël, Joe Biden a appelé le Congrès américain à voter une aide couplée à l’Ukraine et à Israël, présentant la cause, pourtant radicalement différente, de ces deux pays, comme un même « combat pour la liberté ». Mais la masse des élus républicains, trumpistes ou non et évangélistes antisémites compris, ne veut pas lier les deux questions, car elle veut lâcher l’Ukraine tout en mettant le paquet pour Israël. De plus, l’aile propalestinienne des démocrates comporte des secteurs tentés de rejeter l’aide à l’Ukraine. Le nouveau speaker républicain de la Chambre des représentants, Mike Johnson, est explicite pour le « découplage » Ukraine/Israël. Bref, l’adoption par le Congrès de l’aide militaire invoquée par Biden, dans la situation présente de crise des institutions étatsuniennes, et encore moins son arrivée effective en Ukraine, sont très, très loin d’être acquises.
Par contre, c’est 20 % des forces navales US, concentrées notamment dans deux porte-avions et un sous-marin nucléaire lanceur d’engins, qui, en quelque jours, ont été groupées autour du Proche-Orient. L’Ukraine n’a jamais eu d’aide du type « no fly zone ». Les fameux F16 agissent à présent en Syrie, on n’en a jamais vu un seul en Ukraine. Les Ukrainiens ne peuvent pas ne pas voir ce qui est bien, dans la réalité, un découplage, confirmant au passage que le tournant diplomatique pro-israélien de Zelensky ne correspond pas aux intérêts réels de sa guerre de libération.
Le pavé dans la marre de Zaluznhy résonne donc comme une protestation adressée à Washington et à l’OTAN. Il crie ce que nous avions, à vrai dire, nous même écrit lors du début de la « contre-offensive » : on n’a jamais vu une telle contre-offensive dans l’histoire militaire, obtenant d’ailleurs dans ces conditions des résultats en fait honorables, ce qui se poursuit par des progrès limités sur la rive Sud et Est du Dniepr, par une armée officiellement soutenue mais sciemment privée des moyens clefs, aériens, anti-aériens, de pouvoir réussir, condamnée, en somme, aux méthodes de la première guerre mondiale par les possesseurs des armes du XXI° siècle.
La cause de cette situation n’est ni logistique, ni budgétaire, mais politique : les États-Unis et les puissances européennes craignent beaucoup plus la défaite russe et la chute possible du régime rashiste/poutinien que la souffrance illimitée de l’Ukraine. Voilà la réalité.
Concernant la Russie, Zaluznhy, en bon militaire, maîtrise les questions techniques mais n’a pas saisi ou voulu saisir la dimension politique fondamentale des deux grandes séries de défaites de l’ « opération militaire spéciale », à savoir l’échec initial de la Blitz-Krieg en février-mars 2022 devant la levée en masse de la nation en Ukraine et alors que les soldats russes ne comprenaient rien à leur situation et à leur « mission », puis la décomposition sur pied d’une partie de l’armée russe sur le front de Kharkiv fin 2022 avec comme effet collatéral l’évacuation de Kherson. Dans ces deux moments clefs, les reculs russes par rapport à l’avancée initiale n’avaient pas principalement des causes techniques militaires, mais des causes morales et politiques. Ce levier est venu du peuple ukrainien, dans sa résistance armée et non armée, et des résistances à la guerre en Russie et de la part des peuples non russes. Mais la dictature poutinienne s’est appesantie même si le chef suprême est très usé et dévalué, depuis le putsch Prigojine. Elle est pourrie, mais verrouillée, et l’on peut dire la même chose de son armée. Un nouvel effondrement de celle-ci, possible et auquel aspiraient le peuple ukrainien et les soldats avant juin dernier pour aller peut-être jusqu’en Crimée, requiert aussi des facteurs politiques et moraux.
Or, cette armée pourrie mais verrouillée peut peser terriblement en sacrifiant ses hommes, surtout non-russes, comme cela se passe à Avdiivka, précisément depuis le 7 octobre dernier, coïncidant donc avec la provocation pogromiste du Hamas près de Gaza.
En Ukraine, la société réagit de plus en plus, l’opposition aux pratiques oligarchiques et, tout simplement, capitalistes et néolibérales, va croissant, et deux séries de manifestations populaires sont apparues, croissantes, ces dernières semaines, qui pourraient sembler contradictoires.
Nous avons, rapportées notamment par le camarade Patrick Tréhondat à partir de ses contacts, des manifestations fréquentes, jusqu’à 1000 personnes à Mykolaiv, qui sont des manifestations pour l’armée, et pour que les autorités locales n’investissent pas dans des dépenses jugées non prioritaires, voire somptuaires ou liées à la corruption, mais aident les soldats. Nous avons aussi, comme récemment à Odessa selon la chaine LCI, des manifestations pour des permissions plus fréquentes, drapeaux ukrainiens en tête mais critiquant les méthodes de recrutement, nombre de jeunes ayant d’ailleurs « fui » à l’étranger, bien qu’ils soient eux aussi pour la libération du pays.
Ces deux types de manifestations sont-ils contradictoires ? Au fond, nullement. Ils veulent gagner la guerre par les méthodes de l’implication populaire, et dans ce cadre la demande de plus de rotations de troupes est tout à fait légitme, et d’ailleurs reconnue de fait par Zaluznhy. Dmytro Guzynsky , syndicaliste, mineur du Donbass, de la KCTU, la Confédération des Syndicats Indépendants d’Ukraine née des grèves des années 1989-1992 (comme ses cousines que sont le BKDP bélarusse et la KTR russe), est mort au combat le 2 novembre dernier ; il était au front sans discontinuer depuis son engagement le 14 mars 2022 …
Des sondages indiquent la fin de l’unanimisme initial lors de l’invasion : la majorité des Ukrainiennes et des Ukrainiens disent haut et fort qu’ils veulent gagner la guerre mais que ceci peut, et même doit, aller avec la critique des autorités en place à tous les niveaux.
Par rapport à cette situation sociale, les préconisations de Zaluznhy, vagues, semblent plutôt aller vers le commandement vertical et l’autoritarisme : c’est un échec assuré. C’est l’auto-organisation par en bas qui a sauvé le pays en février-mars 2022. C’est cette expérience clef, démocratique et révolutionnaire, qui fait la force ukrainienne, y compris en dernière analyse au plan militaire.
Le président Zelensky s’est démarqué de son chef d’état-major, tout en le gardant (ce qui ouvre la voie à des supputations sur une possible répartition des rôles entre eux), en récusant toute impasse et toute pause et en réaffirmant le refus de négocier hors du retrait des troupes russes de tout le territoire. Mais la pression officieuse et la petite musique occidentale pour contraindre l’Ukraine à négocier et donc sauver Poutine, mais certainement pas sauver la paix, se fait plus pressante et plus pesante.
Dans cet étau de contradictions, Zelensky, porté au pouvoir par une vague de rejet de tous les oligarques, dirigeant faible entre les intérêts oligarchiques jusqu’au 24 février 2022, se pose en « Bonaparte » (en l’occurrence il convient d’ailleurs de faire cette nuance à laquelle nous ne pensons plus en France quand nous parlons de « bonapartisme » : il se pose en Bonaparte plutôt qu’en Napoléon!) et l’est, de fait, depuis qu’il a refusé le taxi de Biden et exigé des tanks. Mais il couvre la politique néolibérale qui se poursuit en pleine guerre, contre les besoins de la guerre, tout en se posant en ennemi n° 1 des oligarques et pourfendeur n°1 de la corruption, par des initiatives prises d’en haut, à termes forcément impuissantes. Il vient d’ouvrir la possibilité de la tenue d’élections présidentielles à la date constitutionnellement prévue, fin mars 2024, malgré la loi martiale. Sans doute pense-t-il, toutes choses égales d’ici là (mais est-ce si sûr?) pouvoir être facilement réélu.
C’est une vraie question démocratique que de telles élections sur un territoire amputé. Du point de vue de la démocratie pleine et entière, donc de l’auto-organisation populaire, donc du point de vue bien compris de la victoire militaire toujours possible et nécessaire, ce sont plutôt des élections libres à tous les niveaux, permettant de virer tous les corrompus et de promouvoir la génération 2022 à tous les échelons politiques, mais aussi économiques et sociaux, de pouvoir, qui s’imposeraient, bien plus que des élections présidentielles plus ou moins plébiscitaires.
Cet enjeu concerne avant tout nos camarades ukrainiens, dira-t-on. Certes, mais c’est aussi un enjeu internationaliste que de battre l’impérialisme russe. Démocratie et armes sont liées : la démocratie, ce n’est pas la mollesse, c’est le peuple en armes, et des armes, il en faut pour que l’Ukraine se défende et se libère, et pas pour que Gaza soit écrasée et affamée !