Notes sur la question des livraisons d’armes à l’Ukraine.

La « contre-offensive ».

Depuis le 24 février 2022, la guerre russe contre l’Ukraine est passée par cinq phases (voir mon précédent article pour le journal D&S, La question russe revient au centre) : 1°) l’échec initial de la Blitz Krieg face à la résistance populaire et à la levée en masse, 2°) le recentrage russe sur le Donbass, 3°) les revers russes de l’automne (Izium-Koupiansk puis Kherson), 4°) la longue phase de latence, pratiquement tout le premier semestre 2023, avec la seconde offensive russe du Donbass sur Bakhmut, 5°) la phase actuelle.

Il est tout aussi important d’incorporer les données militaires, y compris techniques, à l’analyse des faits, que de les situer dans leur cadre social et politique. La cinquième phase, la phase actuelle, n’est pas, pour l’instant, dominée par des faits à proprement parler militaires, se déroulant sur le champ de bataille. Elle est dominée par le caractère de plus en plus erratique de la Russie, par lequel « la question russe revient au centre », et les dangers que ceci présente : rupture du barrage de Nova Kakhovka, menace sur la centrale d’Enerhodar (dite de Zaporijia), tournant constitué par la crise Prigojine en Russie, depuis laquelle le plus puissant Bonaparte crépusculaire du monde, Poutine, est dévalué.

Tout au long de la quatrième phase, et surtout depuis la mise à l’écart de Sourovikhine au profit de Guerassimov dans le commandement russe (janvier 2023), la tactique ukrainienne avait la visibilité stratégique suivante : elle semblait polariser l’armée russe (et les Wagner) sur Bakhmut (tel Joukov polarisant Hitler sur Stalingrad !), en reculant pied à pied mais en fatiguant les forces russes, tout en multipliant les coups d’épingles irritants et démoralisants, allant jusqu’à couvrir des opérations de groupes armés russes dans la région de Belgorod, quelques drones tombant parfois près de bases militaires ou de datchas de la haute société à Moscou, le tout en chantant la musique d’une redoutable contre-offensive imminente, toujours imminente, avec la formation manifeste de brigades supplémentaires.

Cette « contre-offensive » a été ouvertement considérée comme engagée par la plupart des commentateurs, non démentis par le gouvernement et l’état-major ukrainiens, dans la journée du 6 juin 2023. Ce n’est pas tant le symbolisme de la date anniversaire du D-Day de 1944 que la rupture du barrage de Nova Kakhovka la nuit précédente qui a sans doute provoqué le déclenchement d’attaques préparées antérieurement, soudain confrontées au risque du rétrécissement partiel du front et du déplacement de forces russes de la rive gauche du Dniepr vers les zones visées, situées entre Zaporijia et le Donbass, à la verticale Nord de Melitopol, Berdiansk et Marioupol.

Mais l’on a pu constater très vite, d’une part que ce n’était pas encore le gros des forces qui était engagé, d’autre part que l’avancée ukrainienne était très lente et confrontée à de grosses difficultés, avec au moins un revers grave dans le secteur d’Orikhiv dès les tout premiers jours, et une avancée plus conséquente, mais quand même limitée, au Sud de Velika Novosilka dans et autour de la vallée de la Mokry Yaly, qui aboutit, 90 km en aval, à Marioupol. On en reste au grignotage des premières lignes de fortifications russes, avec un lent recul russe qui ne peut pas encore être considéré comme déterminant, malgré l’hypothèse des briques grignotées les unes après les autres et vouées à s’effondrer. Un tel effondrement, analogue à celui d’Izium/Koupiansk en septembre 2023, n’est pas totalement exclu mais résulterait aussi, et avant tout, d’autres facteurs politiques et moraux côté russe. En attendant, la supériorité technique russe a pu être constatée en matière d’hélicoptères, d’artillerie, et même de brouillage électronique des drones.

Certains commentateurs en viennent à se demander si contre-offensive il y a. De fait, ce mot n’a été prononcé que très progressivement côté ukrainien, et par Poutine – pour dire qu’elle était repoussée – dès le 9 juin. C’est seulement au plus chaud de la crise Prigojine en Russie, en relation avec une poussée momentanée de désertions russes, qu’Hanna Malyar, vice-ministre de la Défense, a déclaré un instant de l’après-midi du 24 juin que la contre-offensive « venait vraiment de commencer », propos non réitérés.

Le chef d’état-major ukrainien Valéri Zaloujny a, depuis, fait part de son agacement envers les questionnements des « alliés » qui, tout en rationnant leurs livraisons d’armes, voudraient voir avec une certaine indécence une sorte de contre-offensive hollywoodienne.

A vrai dire, le moins que l’on puisse dire est que cet agacement légitime est exprimé avec une grande modération diplomatique. Car la vérité est la suivante : l’armée ukrainienne est forcée à attaquer sans les moyens d’artillerie et d’aviation qui lui permettraient d’avoir moins de pertes et d’avancer vraiment. Pourquoi ? La question est entièrement politique.

Une aide militaire importante et rationnée.

On n’y saurait rien comprendre si l’on s’imagine que l’Ukraine est massivement aidée par « l’Occident », si l’on raconte qu’elle n’est que l’instrument d’une « guerre de l’OTAN contre la Russie », ou si l’on annone, comme tels sombres ignorants de bas étage flirtant avec la rhétorique antisémite, que Zelensky serait le « golem de Biden » (sic).

L’on peut avoir des données globales, qui laissent dans le flou certaines modalités et montants précis, sur l’aide militaire à l’Ukraine. Au 15 janvier 2023, les « scores », à la louche, étaient, en euros, les suivants : États-Unis 44,3 milliards, Royaume-Uni 4,9, Pologne 2,4, Allemagne 2,4, Canada 1,3, Pays-Bas 0,9, Italie 0,7, France 0,7. Au 6 juillet, d’après le Kiel Institute, les engagements complets pris, réalisés ou non, étaient de 157,84 milliards d’euros au total, mais le montant total des engagements bilatéraux a diminué dans la période comprise entre le 25 février et le 31 mai 2023. Les États-Unis pèsent pour 42,8 milliards dans le total militaire et pour 24,3 milliards dans les crédits financiers (nullement désintéressés, cf. la campagne de nos camarades du Sotsialnyi Rukh contre la dette extérieure ukrainienne), et il représentent près de la moitié de l’aide totale censée devoir être engagée. L’Allemagne s’est hissée ce printemps à la seconde place (7,5 milliards), devant le Royaume-Uni (6,6). Par rapport aux PIB, la proportion d’aide est bien plus élevée de la part des pays baltes, de la Pologne et de la Finlande – précisons que l’Ukraine elle-même consacre directement au moins le tiers de son PIB aux dépenses militaires. Notons que la part de la France est absolument négligeable, malgré le bruit fait autour des Caesar et leur intérêt militaire notable, mais ponctuel.

Quelques éléments globaux d’analyse me semblent indispensables ici.

Voyons tout d’abord la part des dépenses militaires en Ukraine par rapport aux dépenses mondiales d’armements. Les budgets militaires officiels dans le monde en 2022 (on n’a pas encore les chiffres pour 2023 mais ils évoluent certainement dans le même sens) sont en hausse et atteignent 2040 milliards d’euros, 2,2% du PMB (Produit Mondial Brut), retrouvant, pour un PMB bien plus élevé, leur proportion de 1989. Ce sont donc les plus hautes de l’histoire, comme la température de l’air et de l’eau …

Les États-Unis y pèsent pour 39% et la Chine pour 13% : ces deux États sont les forces motrices des dépenses militaires planétaires.

La Russie pèse pour 3,9%, en progression de 9%. Les puissances impérialistes ou à prétentions impérialistes se dégagent du lot : Inde 3,6%, Arabie Saoudite 3,3%, Royaume-Uni 3,1%, Allemagne 2,5%, France 2,4%, notamment. Les achats d’armements en Europe ont presque doublé en 2022.

Il ressort de ces chiffres que l’ « aide à l’Ukraine » et le propre budget militaire ukrainien réunis, représentent entre 5% et 8% de ces dépenses. Ce n’est pas négligeable mais ce n’est pas la cause de la hausse globale. On pourrait dire que, autant que par les tensions en mer de Chine, les budgets militaires sont « tirés par », ou tirés au prétexte de, la guerre en Ukraine, mais ne lui sont pas consacrés.

Cela est particulièrement vrai dans le cas de l’impérialisme français. La loi de programmation militaire de Macron représenterait si elle est mise en œuvre un total budgétaire cumulé de 413 milliards d’ici l’année 2030 incluse, consacrés pour 60% à la « dissuasion nucléaire », qu’aucune force politique de LFI au RN ne conteste, pour une aide militaire officielle à l’Ukraine, sortie de la loi de programmation, au montant quant à elle  très faible de 200 millions entre le début de l’année 2023 et le 16 mars dernier (déclaration à cette date du ministre Lecornu au parlement, le cumul depuis février 2022 étant donc d’un peu plus de 700 millions). On peut aussi la comparer au montant envisagé pour le « Service National Universel » : 3 milliards, nettement plus !

Il est donc mensonger de prétendre que les dépenses pour l’école et la santé sont grevées en France par la « guerre en Ukraine » : ce mensonge est un mensonge chauvin des partisans ouverts ou masqués de la vieille alliance franco-russe, d’autant plus mensonger lorsqu’il se présente comme « internationaliste ».

Nous pouvons donc dire que les dépenses militaires vers l’Ukraine sont une sorte de volant d’entrainement rationné.

Volant d’entrainement : elles donnent le prétexte de hausses budgétaires globales qui ne lui sont pas consacrées, y compris de la part des pays prorusses ou avec le soutien des forces soi-disant « anti-impérialistes », qui, comme en France, disent ne pas aimer l’OTAN mais aiment beaucoup la bombe atomique gauloise. Le flux continu de livraisons étant détruit, ou usé, de manière continue également, il s’agit bien d’un flux économique important, mais dont le maintien dans des dimensions très limitées est d’autant plus remarquable.

C’est donc un volant d’entrainement rationné : précisément parce que la guerre en Ukraine, si elle est bien une agression impérialiste russe à visée génocidaire contre l’Ukraine, n’est pas un affrontement inter-impérialiste. Elle est seulement un élément central des rivalités inter-impérialistes et un facteur de préparation, mais aussi de renvoi à plus tard en raison surtout de la résistance ukrainienne, des prochains affrontements ou guerres inter-impérialistes directs.

En somme, utiliser le motif de l’« aide à l’Ukraine » chez les uns, tout aussi bien qu’utiliser sa dénonciation chez les autres, est une aubaine saisie pour nourrir les budgets militaires qui ne sont en rien destinés à sauver l’Ukraine, chez les uns comme chez les autres.

Pour Biden comme pour Macron, une victoire ukrainienne n’est admissible que dans la mesure où elle ne constituerait pas une défaite russe, ce qui, on l’admettra, est une variante intéressante du vieux problème de la quadrature du cercle. Elle ne doit pas être une défaite russe car cela signifierait l’effondrement de l’État russe qui est le gardien de l’ordre sur un sixième du globe et le fer de lance de la réaction dans le monde entier, et que l’effondrement d’un tel État serait un signe menaçant pour tout État, pour tout l’ordre social mondial, cet ordre social qui ne vise que le profit et dont le parasitisme militaire, la spéculation financière et rentière, et l’incendie de la planète, sont les planches de salut …

Donc, ils ont très peur de l’affaiblissement et de la chute de Poutine, qui est pour eux le pire scenario, bien pire que tous les crimes, massacres, viols, occupations, déportations, ruptures de barrages, attentats radioactifs … en Ukraine.

Une aide contrainte.

Alors pourquoi dans ces conditions, aider quand même l’Ukraine, de manière rationnée de sorte qu’elle ne puisse gagner, mais de manière conséquente tout de même de sorte qu’elle perde sans cette aide ?

Parce qu’ils n’ont pas eu le choix à partir du moment où l’Ukraine s’est sauvée elle-même, sans eux, en février-mars 2022. Evacuer Zelenski vers un réduit à L’viv ou vers la Pologne, isoler diplomatiquement et financièrement la Russie, faire des déclarations, mais laisser la guerre et l’occupation génocidaires planter leur botte, telle était leur intention initiale. Mais l’Ukraine ayant résisté, leur problème est non seulement de ne pas perdre la face, mais surtout de gérer une guerre longue qui ne doit pas faire tomber Poutine ou, à la rigueur, ne pas empêcher une transition pacifique vers un autre Poutine, tout en tentant d’éviter aussi une victoire militaire russe chèrement acquise qui renforcerait cet impérialisme qui étouffe et devient d’autant plus expansionniste.

Ce n’est pas l’aide militaire occidentale qui a sauvé l’Ukraine en février-mars 2022. Citons ici Michel Goya, expert militaire et militaire lui-même, dont le commentaire est d’autant plus probant que les phénomènes tels que révolutions, auto-organisation populaire, et autres, sont exclus de son champ d’analyse, et qui explique donc les choses dans ses propres termes :

« On a des exemples de nations soutenues à bout de bras avec des armées complétement équipées – pensons au Sud-Vietnam – et qui se sont effondrées quand même [en fait le Sud-Vietnam n’était justement pas la nation vietnamienne, à la différence de l’Ukraine !]. Dans le cas ukrainien et pour cette première phase de la guerre, j’ai tendance à penser que cet appui extérieur n’a pas été décisif. Militairement, il s’est limité à l’envoi d’équipements et d’armements légers, antichars et antiaériens pour l’essentiel. Il s’agissait de donner les moyens les plus immédiatement disponibles et assimilables par les Ukrainiens. Ajoutons que, dans la perspective répandue de leur défaite, ces moyens limités n’entamaient pas non plus le potentiel militaire des pays donateurs. Ces armements ont été évidemment très utiles, mais pas forcément décisifs dans un délai aussi court. L’armée ukrainienne était déjà assez bien pourvue en la matière. La différence tient à la supériorité tactique des unités de l’armée ukrainienne dans la guerre de mouvement. Les choses auraient peut-être été un peu plus difficiles pour les Ukrainiens sans aide extérieure, mais ils auraient quand même stoppé les armées russes en février-mars 2022. » (Michel Goya et Jean Lopez, L’ours et le renard. Histoire immédiate de la guerre en Ukraine, Paris, Perrin, mai 2023).

Du point de vue du peuple ukrainien, il faut libérer tout le territoire et infliger à la Russie une défaite telle que son régime et son État s’effondrent. Ceci rejoint les intérêts généraux des exploités et des opprimés du monde entier, Russes compris.

Du point de vue de Washington, comme le déclarait le général Mark Alexander Milley, chef d’état-major interarmées au Pentagone, le 25 mai dernier :

« Cette guerre ne sera pas remportée par la Russie. Mais il y a des centaines de milliers de soldats russes en Ukraine qui paient un lourd tribut. Ce qui rend improbable l’objectif des Ukrainiens de reconquérir tous leurs territoires. Les combats vont se poursuivre, ça va être sanglant, et, à un moment, l’Ukraine et la Russie vont soit négocier un accord, soit parvenir à une conclusion militaire. »

La quadrature du cercle – ni victoire, ni défaite russe – conduit donc clairement à cette « issue » impérialiste : pas de reconquête du Donbass et de la Crimée, négociation. Que ce scénario signifie maintien de l’État poutinien et poursuite de ses visées expansionnistes, et aggravation à terme de toutes les contradictions, n’est pas à la portée des perspectives du général Milley.

Le test des F16.

Cette déclaration clôturait une réunion des États qui « soutiennent l’Ukraine » faisant suite à l’annonce, par Joe Biden, de la levée de son veto sur la livraison d’avions de combat F16 à l’Ukraine, et à la réunion de l’OTAN tenue à Tokyo, et il en est ressorti, 1°) que les États-Unis n’en livreront pas mais autorisent leurs acheteurs à en livrer, 2°) que Royaume-Uni, France et Allemagne n’en ont officiellement pas mais veulent bien « former les pilotes », 3°) que ce sont les acquéreurs anciens de F16 qui pourraient s’en séparer en les vendant à crédit à l’Ukraine : Pays-Bas, Danemark, Norvège, principalement. Zelenski en demandait 128. Le premier sera livré dans … quelques mois ou quelques années. De fait, les annonces sur les F16 sont un exemple typique d’annonces tonitruantes à faire rugir les campistes, non suivies d’effet.

L’utilisation le plus efficace d’armes US par l’Ukraine, à ce jour, a été celles des missiles HIMARS disloquant certains dispositifs d’artillerie russe lors des contre-offensives ukrainiennes de l’automne 2022 (phase 3 de la guerre), d’une part, et d’autre part, plus récemment, la prouesse de l’emploi de dispositifs antimissiles « Patriot » dans ce même moment de la première quinzaine de mai 2023 où se déroulait l’opération du vrai-faux feu vert aux F16. Un ou plusieurs missiles thermobariques russes qui visaient K’yiv et qui étaient présentés, depuis 2018, comme « invincibles » par Poutine et la poutinosphère mondiale, et susceptibles de porter des ogives nucléaires, furent alors détruits. La Russie se voit ainsi signifier une limite à ne pas franchir en matière d’armes susceptibles de porter très au-delà de l’Ukraine, mais trois semaines plus tard, l’inertie prudente de Biden sur le crime du barrage de Nova Kakhovka montrait mieux que mille discours ce qu’il en est des crimes de masses et destructions massives pourvu que leur victime soit l’Ukraine.

Le refus, ouvert ou hypocrite, de fournir à l’Ukraine des moyens aériens ainsi qu’une artillerie immédiatement efficace dans les batailles, concrétise donc la position stratégique fondamentale des États-Unis et de leurs alliés européens : la Russie doit être contenue mais pas défaite, la stabilité globale de l’ordre social doit être préservée des dangers de l’effondrement russe et de la mobilisation ukrainienne, la course aux armements doit se poursuivre « tranquillement » hors Ukraine en prévision des affrontements inter-impérialistes et/ou des accords de partage du monde supposant un rapport de force armé, dans les prochaines années, dont les deux acteurs principaux seront Washington et Beijing.

Le salut passe par l’obus … mais pas que !

C’est donc dans ces conditions que la 5° phase de la guerre, depuis le 6 juin dernier, correspond à l’aggravation de la crise russe, de la crise dans les sommets russes, et des dangers de crimes impérialistes russes de masse, mais voit en même temps une « contre-offensive » ukrainienne menée dans une situation d’infériorité matérielle des forces ukrainiennes par rapport aux forces russes, infériorité reproduite, voulue et entretenue par les « amis de l’Ukraine » !

J’ai signalé que les intérêts du peuple ukrainien rejoignent ceux des exploités et opprimés du monde entier contre Poutine, et que les intérêts de Washington ne leur correspondent pas. Entre les deux, le gouvernement Zelenski réclame des armes, ne les obtient pas et s’aligne sur les conditions que Washington impose, bien que ce soit en matière militaire qu’il a le plus de heurts avec les impérialismes « occidentaux », dont il n’est en rien une marionnette, la guerre lui ayant procuré une certaine autonomie et un soutien populaire réel.

Mais la mise en œuvre de la précarisation des ukrainiennes et des ukrainiens en matière économique et sociale sape l’effort collectif de guerre et s’ajoute comme un facteur, d’une importance croissante, aux raisons de la faiblesse obligée que subit la contre-offensive obligée.

En gros, la « contre-offensive » consiste à présent dans trois batailles n’engageant pas toutes les forces ukrainiennes loin s’en faut, mais fort coûteuses, où les troupes russes reculent, mais très lentement, à Orikhiv, au Sud de Velika Novosilka, et à Bakhmut, trois batailles qui, sauf bouleversement probable mais de portée imprévisible pouvant être effroyable, apporté par la crise russe, ou craquement des soldats russes- mais les champs de mines sont aussi une barrière contre les éventuelles désertions russes vers les lignes ukrainiennes -, sont appelées à se prolonger pendant des mois, sans issue possible, toutes choses égales par ailleurs, en 2023.

Zelenski et Zaloujni ont donc été placés dans une situation où, comme l’explique Michel Goya, logique d’un pur point de vue militaire, dans son dernier article, Le salut est dans l’obus (6 juillet dernier), il faut « beaucoup de projectiles » aux Ukrainiens, peu importe de quelle nature, d’où ils sont envoyés, et comment, tout apport de projectiles et encore de projectiles étant bon à prendre.

Les étonnements militaires et techniques de Michel Goya sont très intéressants : « le malheur de l’artillerie ukrainienne, désormais la plus puissante d’Europe, est qu’elle lance deux fois moins d’obus qu’au plus fort de l’été 2022 époque Kherson, et surtout toujours moins que l’artillerie russe qui en plus ajoute des munitions téléopérées plutôt efficaces. » D’ailleurs, « si les Ukrainiens lançaient autant de projectiles quotidiens que les Russes lors de Donbass 1 [c’est-à-dire à l’été 2022], l’affaire serait très probablement pliée et ils auraient sans doute déjà atteint et peut-être dépassé la ligne principale de défense de Tokmak. » Et donc, « on ne comprend pas très bien pourquoi les États-Unis ont tant attendu pour livrer des obus à sous-munitions, qui ont le double mérite d’être très utiles en contre-batterie et abondants. » – question qui porte à plus forte raison sur les F16 et sur l’artillerie efficace !!!

Pourquoi, d’une façon générale, les États-Unis ont-ils aussi systématiquement et aussi consciencieusement retardé, différé ou « oublié » les moyens d’artillerie indispensables à la fameuse « contre-offensive » et qui en assureraient de façon pratiquement certaine la victoire ? La réponse est dans la partie précédente ce cet article …

Cadeau empoisonné.

Mais, dans ces conditions, l’annonce des dites armes à sous-munition n’est-elle pas un cadeau empoisonné ? Que Zelenski et Zaloujni s’en réjouissent n’est guère surprenant – on peut comprendre qu’ils prennent ce qu’on leur offre, mais nous avons le devoir d’analyser la situation et de prendre position. Zelenski et Zaloujni n’ont ni la volonté ni les moyens politiques de répondre publiquement au chantage de Biden qui est : des obus à fragmentation ou rien du tout !

Or, ces armes sont proscrites par une convention internationale de 2008 – non signée par les États-Unis, la Russie et l’Ukraine- en raison des dégâts civils qu’elles entrainent parfois des années après leur projection. Parmi les pays qui en ont souffert : le Cambodge et le Laos bombardés par les Etats-Unis, le Yémen par l’Arabie Saoudite, la Syrie et … l’Ukraine, par la Russie.

Avant toute livraison de telles armes, la décision « difficile » de Joe Biden a été critiquée par son proche allié, le gouvernement … britannique, jusque-là officiellement le plus en pointe, parmi les impérialismes atlantiques, en faveur de l’armement de l’Ukraine, bientôt suivi du Canada. Handicap International et diverses ONG protestent, et les campistes prorusses se déchainent naturellement, eux qui n’ont jamais eu un mot pour les victimes syriennes et ukrainiennes des obus russes à sous-munitions – au moins un millier de victimes civiles en Ukraine !

Techniquement parlant, il est en théorie possible de limiter l’emploi de telles armes à un objectif ponctuel tel que défaire un groupe de chars ou liquider un petit aéroport de campagne. En théorie. L’Ukraine s’engage à ne s’en servir que dans ses territoires occupés, pas en ville, et à en tenir un registre transmis à ses alliés. Le principal argument ukrainien est que l’armée russe a saturé et continue à saturer de larges parties du territoire de champs de mines, et que les obus à sous-munitions sont l’une des techniques (mais pas la seule) servant à détruire plein de mines d’un coup. Ces explications sont à prendre en compte mais elles sont conditionnées par le choix d’accepter une offre américaine qui à l’évidence a été imposée à l’Ukraine après avoir rationné d’autres types d’armes.

Quel est l’intérêt politique de Washington d’annoncer la violation ouverte d’une convention internationale, alors que Washington a refusé depuis le 24 févier 2022 toute no fly zone et toute fourniture décisive d’artillerie dont les Etats-Unis ont les moyens ?

Remarquons que ce « jeu » nord-américain est concomitant d’un exercice de « détente » avec la Chine (visite de Janet Yellen, secrétaire au Trésor, à Beijing), et d’un durcissement d’Erdogan consécutif à la crise Prigojine (annonce par la Turquie qu’elle compte faire respecter l’accord céréalier en mer Noire au cas où la Russie en sortirait).

Surtout, cette annonce est quasi simultanée avec celle-ci : l’OTAN, dont le sommet démarre demain 11 juillet à Vilnius, exclut une adhésion de l’Ukraine y compris après la guerre, signifiant à la Russie que sa non-victoire mais non-défaite en Ukraine ne devrait pas remettre en cause le partage des sphères d’influence (et donc la partition de l’Ukraine, ce qui est le non-dit, mais il est logique) …

Alors, des obus à sous-munition pour soutenir l’Ukraine comme la corde le pendu ?

En rationnant l’artillerie, en proclamant un accord pour des livraisons de F16 qui en pratique empêche pour l’heure toute livraison de F16, en lançant une sorte de bombe diplomatique à fragmentation avant toute fourniture effective des dites armes, les Etats-Unis font-ils autre chose que piéger l’Ukraine ?

Vite, la politique militaire démocratique du prolétariat !

La réponse est assez évidente. Mais quelle doit être la réponse des internationalistes ?

Plus que jamais, les questions militaires, y compris sous leur forme technique, sont un maillon manquant cruellement à la « culture » des milieux se voulant révolutionnaires, en conséquence du campisme et des héritages du maudit XX° siècle.

Il est plus que temps de s’emparer des questions militaires.

On touche aux limites de la position qui se limiterait strictement à « les Ukrainiens ont le droit de demander des armes à qui ils veulent mais on ne doit pas soutenir l’OTAN », et resterait ainsi abstraite, car cette position minimaliste finirait par devenir une position conservatrice qui ne permet pas de peser sur la situation. L’affaire des obus à sous-munitions le montre : cette position unitaire a minima ne répond pas aux problèmes qu’elle pose, et les courants et forces internationalistes qui le veulent et le peuvent doivent aller plus loin.

Ne faut-il pas exiger des avions, des canons, des chars, et pas payants, et pas à crédit, pour l’Ukraine, cela à l’encontre des gouvernements et des États impérialistes « occidentaux » ? Et un gouvernement pleinement représentatif de la majorité exploitée de la population ukrainienne ne serait-il pas conduit à refuser hautement les obus à sous-munition tout en appelant les partisans de la liberté dans le monde entier à manifester pour des avions et des canons ? La question mérite d’être discutée.

Mais surtout, les vrais internationalistes doivent maintenant poser la question de la livraison des armes réellement « utiles » pour abréger les souffrances des Ukrainiens : c’est cela, s’opposer à nos gouvernements, à toute union sacrée. En France, nous ne voulons pas de la loi de programmation militaire et du « Service National Universel » de Macron, et nous voulons, contre sa politique, des livraisons d’armes antimissiles et de missiles à longue portée à l’Ukraine.

Tout en baissant les budgets militaires, en détruisant les stocks nucléaires, nous voulons que les F16 existants et les missiles ATACMS existants soient livrés à l’Ukraine pour la libération totale de son territoire et la défaite totale des troupes russes, ouvrant la voie à la chute de Poutine, à l’union libre des peuples d’Europe et du monde, au désarmement et à la dénucléarisation du monde.