Jean-Pierre Filiu
Une fresque honore à Odessa trois combattants anarchistes, de nationalités américaine, russe et irlandaise, tués le 19 avril sur le front de Bakhmout.
Dans le centre historique d’Odessa, non loin du marché aux livres, une façade de la rue Troitska est tapissée de fond noir avec, en haut et en majuscules blanches, le titre « guerriers ». Au centre, s’alignent les trois portraits de Cooper Andrews, Dmitry Petrov et Finbar Cafferkey, sans autre commentaire que « 19 avril, Bakhmout ».
C’est en effet à cette date que ces trois volontaires américain, russe et irlandais, engagés en Ukraine par conviction internationaliste, ont été tués en 2023 sur le front le plus meurtrier de la guerre. Un « A » cerclé, symbole de l’anarchie, est la seule signature de cet hommage anonyme. Un siècle plus tôt, cette partie de l’Ukraine avait été sous le contrôle d’une insurrection libertaire menée par Nestor Makhno, écrasée en 1921 par l’Armée rouge.
Cooper et Dmitry
Cooper Andrews, âgé de 26 ans, était un militant afro-américain de Cleveland, une ville de l’Ohio aux quelque cinq cents incidents par balles chaque année. Impliqué très jeune dans différentes initiatives de type coopératif, il participe en 2014 aux manifestations de protestation contre la mort de Tamir Rice, puis de Tanisha Anderson, tués l’un et l’autre par la police de Cleveland. Il intègre ensuite les marines, pour y atteindre en deux ans le grade de sergent.
C’est cette expérience militaire qu’il valorise en rejoignant l’Ukraine dès le printemps 2022, pour y combattre à Kherson, puis dans la banlieue de Kiev et enfin à Bakhmout. Peu avant sa mort, il écrivait : « Nous, internationalistes, avons décidé de lier notre destin à celui du peuple de cette terre », car la « victoire dans cette guerre est vitale, non seulement pour la liberté du peuple ukrainien, mais pour celle de toute la région et au-delà ». Et il mettait en garde ses « amis » aux Etats-Unis contre le désintérêt progressif face à la « guerre d’usure » de « l’impérialisme de Poutine ».
Dmitry Petrov était un anarchiste russe de 34 ans, docteur en histoire et surnommé « Ekolog » (« écologiste »), du fait de sa passion pour la nature. Il participe en mai 2012 à la virulente contestation du retour de Vladimir Poutine au Kremlin, avant de rejoindre en février 2014 le soulèvement démocratique de Kiev, au sein d’une coordination entre anarchistes ukrainiens, russes et biélorusses. Il séjourne durant six mois de 2017 dans le Nord-Est syrien, apportant un soutien « critique, mais respectueux » à l’expérience kurde.
Il décide en 2018 de s’installer dans l’« épicentre révolutionnaire » qu’est à ses yeux devenue l’Ukraine. Dmitry Petrov s’infiltre de là en Biélorussie pour participer en 2020 aux protestations contre la réélection frauduleuse de Loukachenko.
Lors de l’invasion russe de février 2022, il contribue à la constitution d’une « section anti-autoritaire », largement composée d’anarchistes étrangers, au sein de la défense territoriale de Kiev. L’unité est cependant dissoute au bout de quatre mois et ce n’est que plus tard, sur le front de Bakhmout, qu’il parvient à rejoindre des camarades de sa sensibilité. Dans un message posthume, il insiste sur sa détermination à « prouver l’internationalisme par l’exemple » et à « affirmer en paroles et en actes qu’il n’y a pas de “mauvais peuple” ».
Finbar et Nestor
Finbar Cafferkey était un militant de 45 ans, originaire de l’île d’Achill, dans le nord-ouest de l’Irlande. Son frère le décrit comme « opposé à toute forme d’impérialisme, qu’il soit américain, britannique ou russe ». A l’été 2015, il se mobilise à la frontière de la Grèce pour l’accueil des réfugiés arrivant alors en masse du Moyen-Orient. En avril 2017, il gagne la Syrie pour participer dans les rangs kurdes à la reconquête du bastion djihadiste de Rakka.
L’invasion russe de l’Ukraine le convainc de rejoindre l’Ukraine, où il s’occupe longtemps de convoyer aide logistique et humanitaire depuis la Pologne jusqu’au front. C’est un tir de mortier qui le tue, le 19 avril 2023, sur une des dernières lignes de défense de Bakhmout, aux côtés de Cooper Andrews et de Dmitry Petrov. Un quatrième internationaliste, qui reste anonyme, est mort dans cette attaque russe.
Une fresque honore ces « guerriers » sans frontière à Odessa, mais c’est à Dnipro qu’un bar a été ouvert dès 2012 au nom de Makhno, dont l’expérience anarchiste a marqué le sud et l’est de l’Ukraine de 1918 à 1921. Les photos des combattants libertaires et des communes autogérées y côtoient des drapeaux noirs et des répliques d’armements de l’époque. A la différence des cafés branchés de Kiev, la bande-son est exclusivement ukrainienne, Forteresse Bakhmout, des rockeurs d’Antytila, Nous n’oublierons pas et nous ne pardonnerons pas, du rappeur Skofka ou l’électro de Tapolsky, scandée par les alertes aériennes.
Ces morceaux, tous composés depuis l’invasion russe et très populaires dans la jeunesse, évoquent guerre et résistance, deuil et espérance. Au-dessus du comptoir du bar Makhno, une unité ukrainienne a offert le drapeau national signé de ses militaires. Elle combat sur le front de Bakhmout, celui-là où sont tombés, il y a bientôt trois mois, Cooper, Dmitry et Finbar.