Aussi importante que soit cette question pour connaitre l’orientation politique des directions syndicales, il est difficile d’y répondre clairement. Disons simplement que les organisations syndicales internationales ne brillent pas par leur transparence tandis que les enjeux de solidarité internationale sont secondarisés au sein des syndicats nationaux.
En juin 2024, ont lieu les élections des représentant·es des travailleurs et des travailleuses au Conseil d’administration de l’Organisation Internationale du Travail (OIT). Cette organisation tripartite (composée de représentant·es gouvernementaux, d’employeurs et de travailleur·ses) est notamment responsable de l’adoption des normes minimales en droit du travail. À titre d’exemple, la question de la légalité internationale du droit de grève est aujourd’hui l’une des questions les plus discutées en son sein. Il s’agit donc d’une organisation qui joue un rôle important pour la classe ouvrière, d’où l’importance de bien choisir ses représentant·es.
Ce sont les délégué·es des travailleurs et travailleuses de chaque pays membres à l’OIT qui votent pour les 33 membres du Conseil d’administration qui représentent les intérêts des travailleurs et des travailleuses : 14 membres permanents et 19 adjoint·es auxquels s’ajoutent 19 remplaçant·es. Aussi, pour préparer l’élection, la Confédération Syndicale Internationale (CSI), première organisation syndicale internationale au monde, a nommé un Comité de sélection mondial, composé de huit membres, à savoir les principaux dirigeants de la CSI et ceux des différentes confédérations régionales (Asie-Pacifique, Afrique, Europe, Amériques). Le comité a été chargé de dresser trois listes indicatives (pour les postes permanents, adjoints et remplaçants) des candidat·es. Ces listes sont ensuite communiquées aux délégué·es de l’OIT avant le vote pour leur indiquer le nom des candidat·es qui ont reçu l’appui de la CSI.
Lors de sa dernière réunion cependant, le Comité de sélection de la CSI n’a pas réussi à se mettre d’accord sur l’ensemble de la liste des 19 membres adjoints. Plus précisément, la proposition de laisser le 19e siège vacant « a fait l’objet d’une discussion », considérant que ce poste sera alors probablement pourvu lors du vote à l’OIT par un représentant du FNPR, la Federation of Independent Trade Unions of Russia (FNPR), la principale centrale syndicale Russe (voir document joint). Et finalement, avec 6 votes pour, un vote contre et une abstention, le Comité de sélection a choisi de laisser ce siège vacant. Seule la secrétaire générale du Conseil régional paneuropéen, Esther Lynch a voté contre, « sur la base du mandat clair de sa région de ne pas laisser de place susceptible d’être occupée par un candidat de la FNPR (Russie) ».
Rafael Freire, secrétaire général de la Confédération syndicale des Amériques (CSA) - laquelle compte parmi ses membres le Congrès canadien du travail (dont la FTQ), la CSN et la CSD - s’est quant à lui abstenu au motif « que sa région avait une proposition favorable à l’inclusion d’un représentant de l’organisation de travailleurs la plus représentative de la Fédération de Russie dans la liste de la CSI ».
Certes, il ne s’agit là que d’un vote indicatif du Comité de sélection mondial de la CSI puisque ce sont les délégué·es des travailleurs et des travailleuses à la Conférence internationale du travail de l’OIT qui au final éliront, le 9 ou 10 juin prochain, les représentant·es de leur choix au Conseil d’administration de l’OIT . Reste que cet appui à la FNPR est fortement dénoncé par celles et ceux qui sont attaché·es à la solidarité syndicale internationale .
Ce soutien est d’abord complètement aberrant puisque le Conseil d’administration de l’OIT a fermement condamné l’agression de l’Ukraine et mis fin à sa coopération avec la Russie. De surcroît, la CSI elle-même a suspendue la participation de la FNPR à ses activités depuis mai 2022 –suite à une commission d’enquête du Conseil général - en raison de son indéfectible soutien à Vladimir Poutine et à son « opération spéciale » en Ukraine.
Ainsi, aussi incohérent que cela puisse paraitre, des dirigeant·es de la CSI appuient maintenant la candidature à l’OIT d’un membre qu’ils et elles ont suspendu au motif qu’il violait ses statuts et notamment l’engagement selon lequel : « La Confédération proclame le droit de tous les peuples à l’autodétermination et à vivre libres de toute agression et de tout totalitarisme sous un gouvernement de leur choix ».
Mais ce soutien est aussi honteux quand on sait que la FNPR s’est ouvertement engagée à soutenir l’effort de guerre en Ukraine , qu’elle s’accapare les biens syndicaux ukrainiens dans les territoires occupés, que ses délégués ovationnent Vladimir Poutine venu faire le discours d’ouverture de son dernier congrès, confirmant de facto sa complète soumission et sa complicité avec le régime poutinien. Cet appui constitue une trahison non seulement à l’égard des centrales syndicales ukrainiennes qui appellent vainement à la solidarité internationale et à l’exclusion du FNPR mais également à l’égard des travailleurs et des travailleuses russes membres de la Confédération du travail russe (KTR-la seconde centrale russe) qui ont courageusement pris position contre la guerre.
Pour expliquer ce soutien, certains font valoir, plus ou moins ouvertement, des arguments de « realpolitik », il s’agirait de s’opposer à l’impérialisme « occidental », ou encore des arguments organisationnels et de représentativité : la FNPR serait l’une des plus importantes centrales syndicales, elle compterait pour 17% des membres de la CSI, sa suspension aurait d’importantes répercussions organisationnelles et financières pour la CSI, etc.
Mais quelle peut-être la contribution à la lutte contre l’impérialisme ou pour l’émancipation internationale des travailleurs et des travailleuses d’une organisation syndicale, quand bien même serait-elle la plus importante du monde, qui soutient ouvertement une guerre d’agression, nie le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, appuie des oligarques et des dirigeants racistes, sexistes, homophobes et qui répètent à qui veut l’entendre que l’Ukraine n’existe pas ?
Localement, au Québec comme au Canada, il est temps de se demander ce que votera le ou la représentant·e des travailleurs et des travailleuses canadien·nes à l’OIT [1]. Mais à ce jour, nous ne savons pas qui y participera tandis que les centrales syndicales québécoises comme le Congrès canadien du travail, contrairement à d’autres organisations, n’ont toujours rien communiqué sur le sujet.
Martin Gallié
Le 7 juin 2024.
Documents joints
- circular_e_2024-15_-_annex_a_-_2024_ilo_gb_election_candidates_.pdf (PDF - 103.9 kio)
- circular_f_2024-15_-_annex_b_-_2024_ilo_gb_election_candidates_85_.pdf (PDF - 115.4 kio)
[1] Nous ne connaissons que les représentant·es syndicaux à l’OIT de 2023 ; à noter qu’il y avait alors des représentant.es de la FTQ, de la CSN et de de la CSQ : https://www.ilo.org/wcmsp5/groups/public/---ed_norm/---relconf/documents/meetingdocument/wcms_882714.pdf)