Les “Mavkas en colère”, ces femmes en première ligne de la résistance ukrainienne

Diffuser de la littérature pro-ukrainienne, taguer des graffitis, vandaliser des symboles russes ou signaler les mouvements des troupes de Moscou à l’armée ukrainienne : telles sont les actions que mène le mouvement de résistance féminin ZlaMavka dans les zones occupées de l’Ukraine.

En mars 2023, trois femmes, fondatrices du collectif “ZlaMavka” [“Mavkas en colère”, ndlr.], se sont mobilisées pour faire comprendre aux soldats russes qu’ils n’étaient pas les bienvenus dans la ville, même un an après leur arrivée. En réponse à une campagne de propagande de l’armée russe – une distribution de fleurs aux retraités locaux – l’une d’entre elles, peintre de profession, a dessiné une affiche devenue depuis populaire dans toute la ville. “Je ne veux pas de vos fleurs, je veux mon Ukraine”, pouvait-on lire sur celle-ci.

Depuis – d’après une interview anonyme donnée par l’une des trois militantes au média allemand Deutsche Welle (DW) – des centaines de femmes se sont identifiées au mouvement des mavkas et résistent quotidiennement. Comme beaucoup d’autres groupes partisans ukrainiens, ZlaMavkaa commencé à agir sur les réseaux sociaux et la plateforme de messagerie Telegram. Les affiches de l’artiste peuvent d’ailleurs être téléchargées au format PDF, ce qui les rend d’autant plus faciles à diffuser.

La mavka, un emblème de la culture ukrainienne

En Ukraine, la mavka est une figure folklorique, une variante locale de la “Rusalka”, un personnage de la mythologie slave. C’est une femme évoquant l’amazone et associée aux cours d’eau. Dans certaines croyances populaires ukrainiennes, les mavkas sont des femmes mortes noyées ; dans d’autres, ce sont celles qui n’ont jamais été baptisées. Elles sont mentionnées pour la première fois dans l’Eneïda, une parodie de l’œuvre de Virgile imaginée par Ivan Kotliarevsky, un des pères de la littérature moderne ukrainienne à la fin du XVIIIe siècle.

Sous sa plume, les sirènes virgiliennes deviennent des mavkas des Carpates. La variation linguistique adoptée par le poète dans son œuvre – empruntée au dialecte ukrainien parlé dans la ville de Poltava – a permis de poser certaines règles grammaticales de la langue ukrainienne.

C’est à l’autrice et poétesse ukrainienne Lessia Oukraïnka que l’on doit l’importance de la mavka dans la littérature ukrainienne. Cette militante féministe et progressiste – une des figures de proue du mouvement pour l’indépendance de l’Ukraine pendant la période tsariste dite de la “prison des peuples” – a également participé à la fondation du Parti social-démocrate ukrainien. Quelques mois avant sa mort en 1911, elle consacrait à ces figures mythologiques aux cheveux verts un poème dramatique en trois actes.

Au printemps 2023 sortait d’ailleurs un film d’animation ukrainien inspiré de l’œuvre de Lessia Oukraïnka. Dans Le Royaume de Naya, le personnage principal est une jeune femme aux cheveux verts, semblable aux descriptions des mavkas présentes dans la littérature ukrainienne et dans les légendes populaires. Curieusement, son image s’est même répandue auprès des cinéphiles occidentaux au moment même où les trois résistantes de Melitopol ont commencé à l’utiliser comme symbole contre l’occupation russe.

Résister, une vie semée d’embûches

Dans le sud de l’Ukraine, l’armée russe et ses services administratifs tentent de légitimer leur présence, ou du moins de pousser la population locale à l’accepter sans résistance. L’espoir illusoire que ses soldats caressaient aux premiers jours de l’invasion, imaginant que les Ukrainiens accueilleraient l’armée de Poutine avec des fleurs et des larmes de joie, semble avoir disparu depuis longtemps.

Seule une minorité d’habitants vit encore dans la région, par choix ou par contrainte. De petites villes comme Vouhledar comptent parfois moins d’un trentième de leur population en 2021. Pour les journalistes occidentaux et locaux, ces irréductibles restent une énigme. Difficile de comprendre leurs opinions et leur mode de vie tout en évitant la propagande du Kremlin (qui est omniprésente, mais pas absolue), notamment parce que tout journaliste qui n’est pas accrédité auprès des autorités russes se voit refuser l’accès à la région.

Dans les territoires occupés par Moscou depuis le 24 février 2022, la majorité des survivants sont des personnes âgées. Elles ne sont pas en mesure de se réfugier ailleurs ou ne veulent simplement pas quitter leur maison, même si celle-ci a été endommagée lors des combats. L’intransigeance de ces habitants a beau être d’une humanité désarmante, ça n’empêche pas les Russes d’essayer de transformer leur épuisement et leur indifférence en loyauté.

Marianna Soronevitch, une militante italo-ukrainienne, raconte que de nombreux habitants de Melitopol ne rechignent pas à encaisser l’allocation retraite offerte par Moscou (tout en continuant de recevoir celle distribuée par le gouvernement ukrainien) ou à profiter des aides humanitaires russes. Tant que la Russie peut distribuer ces aides, cela suffit à apaiser une partie de la population qui ne cherche qu’à survivre. Ce genre de manœuvres peut en partie expliquer pourquoi il n’y a pas encore eu de grande rébellion dans les zones de l’Ukraine illégalement occupées par la Russie.

Néanmoins, rien de tout ça n’a empêché la naissance d’un mouvement de résistance clandestin au sein de la population plus jeune et plus motivée qui a décidé de rester à Berdiansk, Marioupol, Melitopol et Volnovakha.

Même en Crimée – d’où la plupart des Ukrainiens et des Tatars opposés à Moscou ont été contraints de fuir en 2014 – un groupe d’environ sept mille partisans tatars, ukrainiens et russes ethniques continue ses actions. Connu sous le nom d’Atech, il agit depuis un an dans d’autres zones occupées et même sur le territoire russe. Au début du mois de mai, Atech a revendiqué une tentative d’assasinat de l’écrivain nationaliste Zakhar Prilepine. Depuis 2014, ce dernier – partisan du leadeur national-bolchévique Edouard Limonov – amplifie ses attaques vis-à-vis de l’Ukraine, s’en prenant même aux artistes russes opposés à l’invasion, comme Oleg Kulik.

Prix à payer

Certains mouvements de résistance sont connectés les uns aux autres, notamment grâce à des groupes Telegram. L’un des plus importants est probablement le mouvement de résistance civile “Yellow Ribbon” (“Ruban jaune”, ndlr.), créé à Kherson pendant l’occupation de la ville en mars 2022, et devenu entre-temps de plus en plus actif dans d’autres régions, y compris en Crimée et dans le Donbass.

Moscou est persuadée de pouvoir maîtriser les pires révoltes grâce à ses méthodes habituelles : la peur et la répression. Mais dans un contexte où même des enfants sont tués pour des tentatives de sabotage (comme cela a été le cas pour Tigran Ohannisyan et Nikita Khanganov à Berdiansk), et où une publication sur Facebook peut vous envoyer sept ans en prison, chaque geste, aussi petit soit-il – comme celui des mavkas – prend une importance extraordinaire.

Oleksandra Matviïtchouk, fondatrice du Centre pour les libertés civiles – une ONG ukrainienne lauréate du prix Nobel de la paix 2022, aux côtés de l’activiste biélorusse Alès Bialiatski et de l’ONG russe Memorial – soutient les mavkas. “Les Ukrainiennes sont en première ligne contre l’occupant et apportent une énorme contribution, aussi bien au front dans les territoires occupés qu’à l’arrière. Ne mettez pas les Ukrainiennes en colère ! Le courage n’a pas de genre” souligne-t-elle dans un appel.

Refuser un passeport ou une allocation russe, taguer un mur en jaune et bleu, peindre un trident ukrainien sur une clôture, ou simplement refuser de coopérer avec les occupants peuvent paraître des actes de protestation bien anodins comparés à la violence extrême observée partout ailleurs pendant cette guerre. À Melitopol – à l’époque où le mouvement des mavkas émergait – un groupe inconnu avait par exemple fait exploser la voiture dans laquelle se trouvait le maire placé par les Russes.

Mais ce serait oublier les risques liés aux gestes publics d’opposition au régime russe et l’importance de ces actions coordonnées et réfléchies.

Dans une interview, le fondateur de Yellow Ribbon souligne que de nombreux citoyens des zones occupées se méfient des formes de protestation, même symboliques, et craignent que les services secrets ou les autorités russes surveillent et poursuivent les Ukrainiens “politiquement dangereux”.

Les risques sont d’autant plus grands pour les femmes, notamment celles qui vivent seules ou dans des endroits isolés des zones occupées. Sur les chaînes prorusses qui tournent dans les foyers de Melitopol, une véritable “chasse aux femmes” est mise en œuvre, et les mavkas y sont dénoncéescomme des saboteuses.

Les soldats russes sont connus pour leur brutalité ; à l’égard des femmes, elle prend la forme de violences sexuelles. De nombreux témoignages émergent des zones nouvellement libérées par les forces ukrainiennes, suivis par de nombreuses enquêtes et investigations.

Dans un tel climat, toute forme de résistance a de la valeur. Les Ukrainiens habitant dans les zones occupées ont adopté une stratégie de survie passive. Cependant, des mouvements comme celui des mavkas suivent une autre approche : celle de ne pas renoncer, même si le prochain acte de résistance pourrait, malheureusement, être le dernier.

Lire l’article original sur Valigia Blu