La voix des étudiant·es transgenres en Ukraine

Author

Dionysius Vinogradov(1); Illustration : Katya Gritseva. Traduction : Patrick Le Tréhondat.

Date
January 10, 2025
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La transidentité est un état dans lequel l'identité de genre d'une personne ne coïncide pas avec le sexe qui lui a été assigné à la naissance. Le sujet de la transidentité a longtemps été - et est parfois encore - extrêmement tabou. Le manque de recherches scientifiques sur le sujet, y compris en Ukraine, et l'antipathie inhérente de la société pour les phénomènes peu familiers ont longtemps relégué les personnes transgenres et leurs problèmes à la périphérie de l'attention publique.

Aujourd'hui, la situation a quelque peu évolué. L'indicateur le plus important est que l'Organisation mondiale de la santé classe la transidentité comme une variante naturelle de l'expression intime d'une personne. Les mentions de personnes transgenres dans les médias grand public sont de plus en plus fréquentes, mais cela ne signifie pas toujours que le grand public est conscient de ce qu'est la transidentité et qu'il est prêt à percevoir ce phénomène de manière adéquate. Ces dernières années, une vague de transphobie a déferlé sur de nombreux pays, incitée par des célébrités telles que J.K. Rowling et Donald Trump. En outre, elle ne touche pas seulement les États connus pour violer les droits des personnes LGBT+.

Cette flambée d'hostilité est particulièrement douloureuse pour les jeunes, qui sont stigmatisés non seulement par des personnes extérieures, mais aussi au sein de leur propre famille, dont ils ou elles  dépendent souvent. Les jeunes transgenres sont confronté·es à des défis dans le cadre de l'enseignement, où leur identité n'est souvent pas reconnue et parfois même niée, tant par le personnel enseignant que par leurs camarades de classe.

Pour comprendre la situation de la communauté transgenre, il convient d'accorder une attention particulière à ses représentant·es parmi les étudiant·es, car ils ou elles se trouvent dans une phase de transition entre l'enfance et l'âge adulte, où l'identité et l'intégration sociale revêtent une importance particulière. Nous avons discuté avec plusieurs étudiant·es trans ukrainien·nes qui nous ont fait part de leurs expériences, de leurs réflexions et de leurs sentiments. Tous et toutes se trouvent en Ukraine et continuent à recevoir une éducation en temps de guerre.

Voici leurs témoignages.

Maksym, un homme trans. 21 ans

Pour entrer à l'université, il faut d'abord passer des examens et remplir toutes les formalités, ce qui a été un véritable défi pour moi. Souffrant d'une dysphorie sévère [un état de détresse émotionnelle dû à un décalage entre l'identité de genre d'une personne et le sexe qui lui a été assignée] depuis l'âge de 11-12 ans, je savais pertinemment que je voulais changer de passeport et commencer une thérapie hormonale. Malheureusement, je n'ai reçu aucun soutien de ma famille. À l'âge de 17 ans, j'ai passé une évaluation externe indépendante. Cette période a été extrêmement difficile pour moi. J'étais obligée de signer avec mon nom de passeport et de parler de moi de la manière dont c'était écrit dans les documents. Cela ne correspondait pas du tout à mon vrai moi, et chaque situation de ce type ne faisait qu'aggraver ma dysphorie. Et la dysphorie n'est pas seulement une gêne, c'est un problème grave qui limite considérablement votre vie. Il était difficile non seulement de passer les examens, mais aussi d'imaginer comment je m'intégrerais. D'autres ont juste besoin qu'on leur dise comment les appeler, et c'est tout. Mais je savais que je devrais m'expliquer, inventer quelque chose, tout en sachant que je ne trouverais probablement pas de soutien.

Je suis toujours très prudente lorsque je parle de mon identité transgenre. On ne sait jamais quel type de réaction cela peut provoquer chez les autres. Heureusement, je n'ai pas subi de violence physique, mais je connais des gens qui en ont subi. J'ai étudié l'ingénierie informatique, où la plupart des étudiants étaient des garçons. De ce fait, la situation était plus tendue que, par exemple, dans les spécialités où il y a plus de filles ou de personnes féminines. Par exemple, cela aurait pu être plus facile dans le journalisme ou les domaines artistiques. Dans mon cas, l'équipe ne m'acceptait pas vraiment, même si j'avais une apparence assez masculine. Même avant de commencer l'hormonothérapie, j'étais plus souvent perçu comme un homme, même si j'étais plus jeune. Je suis entrée à l'université à l'âge de 17 ans, juste après l'école, parce que je ne pouvais pas prendre d'année sabbatique en raison de problèmes familiaux, même si j'en avais vraiment envie. Une année de césure est potentiellement très utile pour les personnes transgenres : on termine généralement l'école à 17 ans et on commence l'hormonothérapie et le processus de changement de papiers à 18 ans. Cette année supplémentaire vous aide à vous éloigner de vos parents, à trouver du soutien dans la communauté, à vous adapter à la vie, puis à aller à l'université.

Malheureusement, dans notre société, les années de césure ne sont pas perçues comme quelque chose de normal. Même si les examens permettent de retarder l'inscription, peu de gens y ont recours. Si l'on parlait davantage des années de césure et qu'elles étaient demandées, ce serait plus facile non seulement pour les trans, mais aussi pour d'autres groupes marginalisés confrontés à des difficultés familiales ou autres. En bref, je regrette d'être entrée à l'université juste après le lycée. Je n'avais pas le choix, y compris celui de me présenter ou d'utiliser un nom.   Malheureusement, les personnes transgenres, comme tout groupe marginalisé, sont confrontées à des obstacles supplémentaires, parfois spécifiques. Dans la théorie queer, il existe un concept lié à la temporalité, qui explique que les personnes LGBT+ connaissent souvent des étapes de vie décalées. Par exemple, les adolescents hétérosexuels commencent à expérimenter leur sexualité dès leur plus jeune âge, tandis que les personnes queer commencent souvent à se comprendre plus tard, parfois jusqu'à 25 ans, en raison de la pression sociale et du manque d'acceptation. Ce « décalage » affecte également la socialisation, car notre société dicte un ordre très clair des choses que les gens doivent respecter dans une certaine séquence. Tout écart par rapport à cet ordre entraîne souvent une pression sociale. C'est particulièrement vrai pour les personnes transgenres, car nombre d'entre elles souffrent de dysphorie de genre dès l'adolescence, mais ne reçoivent aucun soutien de la part de leurs parents, de la société ou des institutions médicales. Pour de nombreuses personnes transgenres, la fin de l'école et le début de la vie universitaire sont l'occasion de commencer à changer leurs papiers, d'entamer une thérapie hormonale et d'améliorer leur vie. Mais ces démarches se chevauchent souvent avec le processus éducatif, ce qui crée des difficultés supplémentaires. Si la société connaissait et acceptait davantage les personnes transgenres - en reconnaissant simplement leur existence et leurs problèmes - les tensions pourraient être considérablement réduites. Il est très important de noter que pour de nombreuses personnes transgenres qui ne sont pas acceptées par leur famille, aller à l'université est presque le seul moyen de quitter la maison, surtout si elles ont un budget limité et peuvent vivre dans un dortoir. Dans ce cas, tout risque, comme la perte d'une place financée par l'État, devient critique. Cela ajoute encore plus de stress à une situation déjà difficile. Malheureusement, l'Ukraine manque d'organisations étudiantes de personnes LGBT, et encore moins d'organisations orientées vers les transgenres. Alors que dans un certain nombre de pays, il existe des associations de soutien pour les étudiant·es de la communauté LGBT+, cette culture est quasiment absente en Ukraine. Ce type d’organisation pourrait être un outil puissant pour soutenir les étudiant·es transgenres et faciliter leur intégration dans l'environnement éducatif. À ma connaissance, le seul syndicat ukrainien qui soutient ouvertement la communauté transgenre et compte de nombreux transgenres dans ses rangs est le syndicat étudiant Priama Diia.

L'attitude de la société à l'égard de ma situation de transgenre reste compliquée et souvent empreinte de préjugés. Je comprends que pendant une guerre, il n'est pas habituel de parler de changements profonds, car on considère que ce n'est pas « le bon moment ». Mais après la guerre, j'aimerais voir des mesures plus actives en faveur de la tolérance de la diversité. Il est important que les gens soient acceptés pour ce qu'ils sont, tant qu'ils ne dérangent pas les autres. Nous ne dérangeons personne, nous existons simplement. Nous sommes de bons étudiant·es, des travailleur·euses acharné·es et des membres dignes de la société, comme n'importe qui d'autre.

Alex, fille trans. 22 ans

Le fait de me reconnaître en tant que fille m'a permis de trouver enfin la paix. J'ai simplement décidé de m'accepter telle que je suis et de vivre d'une manière qui me convient. Il m'est apparu évident que la vie n'a de sens que si l'on vit en harmonie avec soi-même, avec la personne que l'on est vraiment. Cette étape a été extrêmement importante et m'a permis de retomber amoureuse de ma vie. Dans l'environnement universitaire, cependant, je ne me sentais pas suffisamment en sécurité pour parler de mon identité sexuelle. Il y avait toujours la question de savoir comment les enseignant·es ou les autres étudiant·es la percevraient, alors je n'en ai pas parlé à l'université. Notre société continue de véhiculer des préjugés à l'encontre des personnes transgenres, le plus courant étant l'idée que nous sommes malades mentaux, pervers ou simplement « différents » d'une manière ou d'une autre. Certaines personnes pensent que la transidentité est un ensemble de problèmes fictifs qui peuvent être « réglés » et que le changement de sexe ne change rien. C'est pourquoi nous sommes dévalorisé·es et négligé·es.

J'ai accès à un soutien psychologique grâce à des ONG qui proposent de temps en temps des consultations gratuites. Cependant, il est clair que de telles initiatives au niveau universitaire ne sont pas envisageables. C'est pourquoi l'aide des ONG indépendantes est vraiment utile et je leur en suis reconnaissante. Elles fournissent non seulement des conseils psychologiques, mais aussi parfois une thérapie hormonale, et aident à trouver des médecins transgenres.  En général, je n'ai pas eu beaucoup d'expérience avec les médecins en tant que personne transgenre, et cette perspective est alarmante. Je crains d'être confrontée à l'incompréhension ou aux préjugés. Dans notre système médical, il semble qu'il y ait très peu de spécialistes qui comprennent les problèmes de santé des personnes transgenres. Au lieu de cela, il existe encore des stéréotypes sur les « malades mentaux » ou les « anormaux ». C'est effrayant. Je crains que cela ne devienne un obstacle à l'obtention de l'aide dont vous avez besoin.

Les droits des personnes transgenres sont en effet menacés aujourd'hui. Bien sûr, je constate certaines tendances positives, mais en même temps, l'avenir semble assez difficile. La lutte pour les droits des personnes trans exige beaucoup de résilience, surtout dans le contexte de la montée des sentiments populistes de droite qui gagnent du terrain non seulement en Ukraine, mais aussi dans le monde entier. Notre législation médicale doit être modifiée dès que possible. Il est impératif que la procédure de changement de sexe et ses conditions cliniques préalables soient pleinement inscrites dans la loi, et non dans des règlements. Il est très important de garantir ce droit dans la loi, car les règlements peuvent être facilement supprimés par n'importe quel gouvernement.

La sensibilisation aux personnes transgenres contribuerait à changer le regard que la société porte sur nous. Actuellement, la situation est loin d'être confortable, mais les initiatives éducatives et la sensibilisation ont une chance de changer cette situation. J'aimerais également dire aux autres personnes transgenres qui commencent tout juste à prendre conscience de leur identité que la chose la plus importante est de ne pas avoir peur. Écoutez-vous, explorez qui vous êtes et essayez d'avoir confiance en vos sentiments. Il est bon d'être soi-même et les sentiments sont importants. Il est très important de se faire confiance, c'est le plus important. Ne laissez pas la société nous contraindre à l'hétéronormativité : elle limite notre pensée, nous obligeant à vivre selon des règles binaires stéréotypées qui ne correspondent pas toujours à ce que nous sommes.

Onyx, personne non-binaire. 23 ans,

J'ai décidé de faire mon coming-out en tant que personne transgenre à l'université au cours de ma troisième année. Ma confiance en moi a été renforcée par le fait que j'ai trouvé un professeur qui, comme moi, était une personne transgenre non binaire. Elle [l'enseignante] a même mentionné dans son Zoom que tous les pronoms pouvaient être utilisés pour elle - c'était un exemple inspirant. Lors de toutes les conférences où je me suis sentie en sécurité, j'ai commencé à utiliser les pronoms avec lesquels je me sentais à l'aise - ils/elles ; en même temps, j'ai choisi Onyx comme nom confortable pour moi-même.

Mon nom d'emprunt [un nom officiel qui ne correspond pas à une identité de genre d'une personne], qui était attaché au courrier électronique de l'université et affiché à tout le monde autour de moi, me mettait très mal à l'aise. J'ai demandé à un ami qui travaillait à l'université s'il était possible de changer le nom de ce courrier et j'ai reçu une réponse négative. J'ai donc simplement mis une image avec les mots « Onyx » sur ma photo de profil. Personnellement, j'ai eu de la chance avec mes camarades de classe et la plupart des enseignant·es, qui se sont montrés compréhensif·ves à l'égard de mon coming out. Souvent, cependant, les personnes trans (y compris les personnes non binaires) ne sont pas prises au sérieux, sont délibérément mal nommées et désignées comme telles. L'expérience non binaire est généralement particulière : il est difficile d'expliquer aux gens en deux mots ce que c'est que de ne se sentir ni homme ni femme au sens traditionnel du terme.

Cependant, j'ai aussi vécu des situations désagréables, même si elles n'étaient pas délibérées. Par exemple, des personnes que je n'avais jamais rencontrées auparavant et qui ne me connaissaient que sous le nom d'Onyx ont été très surprises lorsque l'un de mes professeurs leur a révélé le nom de mon passeport. Pour elle, ma demande de ne pas utiliser le nom de mon passeport semblait être une sorte de plaisanterie, ce qui m'a mise dans une position plutôt désagréable. Ce n'est pas cool, car rappeler aux personnes transgenres une limite est souvent douloureux pour elles.

En tant qu'étudiante transgenre, vous êtes également confrontée à des difficultés car il n'existe pas de programmes de soutien spécialisés pour les transgenres et autres personnes homosexuelles au niveau universitaire. Il existe toutefois un bon Centre d'adaptation sociale et de soutien aux étudiant·es, dont le personnel est composé d'étudiant·es eux-elle-mêmes qui fournissent une assistance psychologique. Une assistante sociale sympathique y a travaillé avec moi, puis j'ai rejoint le Centre moi-même, également pour aider les personnes comme moi.

La vie serait beaucoup plus facile si vous saviez que vous pouvez consulter un endocrinologue sympathique dans les dispensaires et les hôpitaux universitaires. En l'état actuel des choses, vous devez souvent vivre une expérience plutôt humiliante lors d'un examen médical obligatoire : vous ne pouvez pas refuser de consulter un gynécologue ou un urologue, même s'ils ont une attitude négative à l'égard des personnes transgenres, ce qui est contraire à la science médicale - malheureusement, ces cas sont nombreux. Personnellement, je trouve aussi que les normes sportives sont absolument ridicules. En y réfléchissant, je pense au validisme(2). Prenons le saut en longueur, par exemple : les hommes transgenres sont en moyenne plus petits que les hommes cis, mais la pédagogie autoritaire ne se soucie pas de ces nuances. Soit votre identité de genre est ignorée, soit votre note est artificiellement abaissée. D'une manière générale, l'évaluation des qualités physiques d'un·e étudiant·e - s'il ne s'agit pas d'un·e étudiant·e en éducation physique - n'a pas de sens, car elles sont largement individuelles.

En bref, la situation des personnes transgenres en Ukraine pourrait être meilleure. Par exemple, au moins sur le plan humain, il faut prendre conscience que les femmes transgenres ne sont pas des parias  et que leur bien-être est important. Les lacunes de la législation médicale et les barrières sociales auxquelles sont confrontées les personnes transgenres ne sont que les symptômes de problèmes structurels plus profonds dans la société. Pour surmonter ces obstacles, il faut non seulement des réformes législatives, mais aussi une transformation profonde des normes sociales afin d'intégrer l'acceptation de la diversité en tant que composante fondamentale de la société. Les personnes transgenres, qui surmontent une double pression - juridique et sociale - démontrent la nécessité de créer ces conditions aussi clairement que possible.

Notes:

  1. traducteur, militant du syndicat étudiant Priama Diia.
  2. Le validisme est une forme de discrimination et de préjugés à l'encontre des personnes handicapées.