Géopolitique. Dans les ex-républiques soviétiques, la peur de la Russie n’est plus ce qu’elle était

Solidaires pour la majorité d’entre elles de l’Ukraine, dont elles réclament l’intégrité territoriale, les ex-républiques soviétiques tentent de s’affranchir de la domination russe. Moscou, qui continue de les considérer comme des États vassaux, y perd de son influence, incapable de garantir la stabilité dans le Caucase et en Asie centrale.

Peu de choses ont autant exaspéré la porte-parole du ministère des Affaires étrangères russe, Maria Zakharova, que cette yourte. Les Kazakhs l’avaient installée à Boutcha, ville devenue le symbole de la brutalité russe en Ukraine. La yourte avait été construite pour que les habitants aient un endroit où se réchauffer et manger. Sur un ton d’ultimatum, Zakharova a exigé du ministère des Affaires étrangères kazakh qu’il “s’explique”. De telles actions, a-t-elle déclaré, “nuisent considérablement au partenariat stratégique entre la Russie et le Kazakhstan”.

Mais qu’importe la volonté de la Russie de faire oublier que l’URSS s’est effondrée en 1991. Le processus d’émancipation des anciens vassaux de Moscou se poursuit, et “la yourte de l’insoumission”, comme l’ont baptisée les Kazakhs, en est l’un des exemples les plus marquants.

Dans une volonté de conserver des relations correctes, le ministère kazakh a répondu à l’injonction de Moscou en expliquant que ni l’État ni l’ambassade n’organisaient le montage de yourtes en Ukraine et qu’il s’agissait de l’initiative d’hommes d’affaires kazakhs. Sans toutefois omettre de préciser qu’il n’y voyait rien de mal. Que, Ukrainiens et Kazakhs étant des peuples amis, il était juste d’aider le peuple ukrainien.

Le Kazakhstan peut se permettre ce genre d’attitude. Il bénéficie du soutien de la Chine et n’est pas aussi dépendant de la Russie que les autres États de l’ex-URSS. Malgré l’exaspération de Zakharova, les Kazakhs ont ouvert une deuxième yourte, à Kiev, le 14 janvier, et leurs diplomates vivant dans la capitale ukrainienne n’ont pas manqué l’événement. Moscou, qui considère qu’il s’agit de sa sphère d’intérêt, a protesté, mais ils n’étaient là, prétendument, qu’en qualité de simples citoyens.

Le Kazakhstan, source d’inspiration pour les autres ?

Si la yourte est la manifestation la plus visible, elle n’est cependant pas la plus significative. Dès mars 2022, le Kazakhstan a commencé à envoyer des dizaines de tonnes d’aide humanitaire à Kiev. Ni chars ni mitrailleuses, mais des médicaments et autres produits de première nécessité.

Le caillou dans la chaussure de Moscou est que cette initiative a inspiré les autres. L’Ouzbékistan lui a rapidement emboîté le pas. Depuis l’automne, les Kazakhs aident aussi les Ukrainiens à reconstruire les infrastructures énergétiques que les Russes détruisent systématiquement. Plusieurs dizaines de générateurs ont été offerts à des hôpitaux par des hommes d’affaires kazakhs.

En janvier 2022, des émeutes antigouvernementales ont éclaté au Kazakhstan et les répressions ont coûté la vie à plus de 200 personnes. Le président, Kassym-Jomart Tokaïev, a demandé l’aide de l’OTSC (Organisation du traité de sécurité collective), dont la Russie est la principale force.

Mais le dirigeant kazakh ne pourra probablement plus compter sur l’aide de Moscou de sitôt. Et pas seulement en raison de la yourte de Boutcha. La Russie est également outrée par l’insistance du Kazakhstan sur l’intégrité territoriale de l’Ukraine. Elle l’est d’autant plus que Tokaïev a déclaré qu’il ne reconnaîtrait jamais l’indépendance des républiques populaires de Donetsk et de Louhansk.

Les symboles de guerre russes sous la forme des lettres Z et V sont interdits au Kazakhstan, et aucun défilé militaire ne sera organisé le 9 mai [date à laquelle est fêtée la victoire soviétique contre les nazis]. Tokaïev ne porte pas davantage la bague que Vladimir Poutine lui a offerte, ainsi qu’à sept autres dirigeants de républiques post-soviétiques, lors du dernier sommet de la Communauté des États indépendants (le 27 décembre).

Il y a encore un an, les Kazakhs eux-mêmes, qui parlent russe et sont influencés par la propagande russophone, ne savaient pas de quel côté se trouvait la vérité. Au printemps 2020, plus de 40 % croyaient à la version des nazis ukrainiens et de la menace de l’Otan. Ils n’étaient plus que 19 % à soutenir l’agression russe à la fin de l’année dernière.

La Géorgie a peur

De toutes les républiques post-soviétiques, la Géorgie est celle qui a le plus de raisons d’avoir peur. Il y a quinze ans, la Russie l’a elle aussi agressée et occupe depuis [environ 20 % de] son territoire.

En mars 2022, les membres du Parlement ont signé une déclaration avec leurs collègues de onze autres parlements européens pour demander la livraison d’armes antichars et antiaériennes à l’Ukraine. Mais, au début de cette année, le gouvernement géorgien a réagi par la négative à une demande de Kiev. Que s’est-il passé ?

En 2008, juste avant que le pays de Transcaucasie ne soit attaqué par la Russie et ne se fasse voler une autre partie de son territoire [l’Ossétie du Sud, après l’Abkhazie], Kiev a vendu des armes à la Géorgie à très bas prix. Y compris le système antiaérien Bouk. Aujourd’hui, les Ukrainiens aimeraient le récupérer, comme les lance-missiles Javelin que les États-Unis ont donnés aux Géorgiens en 2008. Contrairement aux Ukrainiens, les Géorgiens n’ont résisté que quelques jours aux chars russes.

Bien que les États-Unis lui aient proposé de nouvelles armes en échange, Tbilissi refuse de partager avec les Ukrainiens. Il ne fait aucun doute que Moscou a clairement averti les Géorgiens des risques qu’ils encouraient. Ainsi, le ministère des Affaires étrangères géorgien s’est-il contenté de confirmer que son pays fournissait une aide humanitaire importante et soutenait diplomatiquement l’Ukraine. Parallèlement, la Géorgie soutient les réfugiés ukrainiens qui fuient la guerre.

Cette neutralité ambiguë pourrait toutefois ne pas porter les fruits escomptés. Lorsque la Russie a envahi l’Ukraine, les Géorgiens ont refusé de se joindre aux sanctions occidentales, expliquant que cela menacerait leur sécurité. Volodymyr Zelensky a réagi en rappelant son ambassadeur en poste à Tbilissi et en accusant le gouvernement géorgien d’aider Moscou à contourner les sanctions. En juin dernier, l’Union européenne (UE) a accordé le statut de candidat à l’entrée dans l’Union à la Moldavie et à l’Ukraine, pas à la Géorgie…

Azerbaïdjan et Arménie : l’échec de la Russie

Après que l’Azerbaïdjan a de nouveau attaqué le Haut-Karabakh en 2020, l’Arménie n’a eu d’autre choix que de demander l’aide des forces de maintien de la paix russes. Pourtant, l’année dernière, les habitants du Karabakh ont envoyé quelque 14 tonnes d’aide humanitaire en Ukraine, selon le site russe Republic.ru. Autrement dit, les Arméniens sympathisent avec les Ukrainiens, mais ils ont actuellement besoin de la Russie.

Officiellement, Erevan se dit neutre, mais a ouvertement refusé de reconnaître l’indépendance des territoires ukrainiens occupés ou leur annexion par la Russie. Des volontaires arméniens travaillent directement en Ukraine. Les dirigeants, quant à eux, s’abstiennent de commenter la guerre. La 102e division militaire russe occupe la base de Gyumri (la deuxième ville du pays), en plus des forces de la paix russes, et économiquement les Arméniens ne survivraient pas sans la Russie.

Le plus grand donateur de l’Ukraine parmi les républiques post-soviétiques est l’Azerbaïdjan, où les dirigeants et le peuple affichent à l’unisson leur opposition à la guerre et leur soutien à l’intégrité territoriale de l’Ukraine. Au cours de l’année écoulée, l’Azerbaïdjan a envoyé pour plus de 30 millions de manats [plus de 16 millions d’euros] d’aide humanitaire à l’Ukraine. Des ONG aident les réfugiés, et 90 enfants ukrainiens ont été accueillis à Bakou à des fins de rééducation. Quarante-cinq transformateurs et 50 générateurs ont été envoyés à l’automne, et dans la ville ukrainienne d’Irpin, la diaspora azerbaïdjanaise a financé la rénovation d’une école. Reste que lorsque l’ONU a voté pour condamner l’agression russe, Bakou a préféré s’abstenir.

Le Kirghizistan en colère contre Moscou

Au lendemain de l’invasion, le président kirghize, Sadyr Japarov, a qualifié l’agression contre l’Ukraine de “situation difficile” et, du point de vue de la Russie, d’“étape nécessaire” pour la protection des russophones du Donbass. Kiev a immédiatement rappelé son ambassadeur en poste à Bichkek. Les habitants, eux, n’ont pas pris le même parti. Ils ont participé à des manifestations contre la guerre, et la police leur a conseillé de ne pas se rassembler devant l’ambassade de Russie.

Au bout du compte, le gouvernement s’est résolu à interdire les symboles militaires russes, et le président Japarov a même osé annuler un exercice conjoint de l’OTSC prévu au Kirghizistan. Il est particulièrement en colère contre Moscou, qui ne l’a pas soutenu dans un conflit territorial avec le Tadjikistan.

Soutien du Tadjikistan, neutralité du Turkménistan

Le président tadjik, Emomali Rahmon, est l’un des rares dans l’espace post-soviétique à prétendre qu’il n’y a pas de guerre. Le 9 mai 2022, il était le seul dirigeant étranger à se tenir sans réserve aux côtés de Vladimir Poutine lors du défilé à Moscou. Il existe une base militaire russe au Tadjikistan qui offre à Douchanbé une protection contre l’Afghanistan voisin. Selon les journalistes ukrainiens, le Tadjikistan coopère à la fourniture de drones iraniens à la Russie. Le ministère des Affaires étrangères tadjik dément cette information.

Les Turkmènes, quant à eux, tiennent à leur neutralité depuis trente ans, et leurs vastes réserves de gaz les ont libérés de toute dépendance vis-à-vis de la Russie. Ils ne s’impliquent pas dans les conflits et affichent leur réserve même lorsqu’ils votent à l’ONU. Lors du vote d’avril 2022 sur la suspension de la Russie du Conseil des droits de l’homme, le Turkménistan s’est abstenu, tandis que les autres républiques d’Asie centrale, pour ne rien risquer, se sont prononcées contre. De leur côté, les médias turkmènes ont interdiction de rendre compte de la guerre en Ukraine.

La Biélorussie, base arrière de l’armée russe

La Biélorussie est la seule ancienne république post-soviétique à soutenir activement la Russie dans sa volonté de restaurer l’URSS. En mettant une partie de son territoire à disposition des forces russes pour qu’elles attaquent l’Ukraine, elle participe même de facto à la guerre.

Une défaite de Poutine équivaudrait à une défaite d’Alexandre Loukachenko. Il est le dernier, au sein de l’OTSC, à avoir encore le droit d’utiliser le titre d’allié militaire de la Russie, et le seul à porter la bague offerte par Poutine. En 2023, les trois quarts des exercices prévus de l’OTSC se tiendront en Biélorussie.

La crainte moldave de représailles de Moscou

Une partie de la population et le gouvernement moldaves se sont rangés sans la moindre hésitation du côté de l’Ukraine. En Transnistrie et en Gagaouzie, deux régions autonomes, le sentiment prorusse n’a pas changé.

En tenant compte du fait que la Moldavie est le pays le plus pauvre d’Europe, l’aide de Chisinau à Kiev est particulièrement généreuse. Au cours des dix premiers mois de la guerre, 700 000 réfugiés ukrainiens sont arrivés en Moldavie, parmi lesquels 200 000 à pied. La majorité d’entre eux sont partis vers d’autres pays européens, mais 100 000 sont restés. Même si l’UE a pris une partie des frais d’accueil à sa charge, ceux-ci coûtent cher aussi à la Moldavie, qui a néanmoins décidé, avant l’hiver, de fournir à l’Ukraine une importante aide humanitaire tirée directement de son budget.

Comme la Géorgie, la Moldavie a pourtant des raisons légitimes de craindre des représailles russes. Au printemps 2022, un général russe a déclaré que l’un des objectifs de l’“opération militaire spéciale” était de relier la Russie et la Transnistrie par voie terrestre. Après sa défaite à Kherson, Moscou est bien loin de mettre ce plan à exécution. Même les habitants prorusses de Transnistrie, qui ont compris qu’il était peu probable que la Russie leur vienne en aide, ne comptent désormais plus sur elle. Ici comme ailleurs, la Russie a perdu de son poids et de son autorité.

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