DES PENSÉES DÉCOLONIALES À L’ÉPREUVE DE LA GUERRE EN UKRAINE

Le 24 février dernier, l’armée russe envahissait l’Ukraine dans le cadre d’une opération militaire de grande ampleur dont le but était de décapiter rapidement le pouvoir ukrainien et de soumettre le pays. Cette invasion brutale, rapidement accompagnée par des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité massifs – bombardements intensifs des infrastructures et des populations civiles, urbicides comme à Marioupol, massacres comme à Boutcha, usage fréquent et parfois même systématique du viol et de la torture – a plongé les gauches mondiales dans un abîme de perplexité. « Des militants d’habitude si résolus dans leur soutien de toutes les victimes de la guerre et du capitalisme sont soudainement devenus extrêmement nuancés et “réflexifs” » [1], ironisait alors le politologue ukrainien Denys Gorbach dans lundimatin. De fait, une frange importante de la gauche, de l’Amérique latine à l’Inde en passant par la France, adopta des positions dites « campistes ».

« Vérité criante

On peut avancer

toutes les théories du monde

sur les dessous de cette guerre-ci

rappeler tous les crimes commis

dans le passé

proche ou lointain

par les génocidaires

les esclavagistes

les colonialistes

contre l’ensemble des peuples de la terre

mais on ne pourra pas nier

la vérité simple

criante

irrécusable

que dans la guerre

qui nous occupe aujourd’hui

les Ukrainiens défendent leur terre

leur liberté

et les soldats russes

agissent

en esclaves aveugles

d’un tyran »

Abdellatif Laâbi

« Qu’est-ce que le campisme ?  », s’interrogent les philosophes Pierre Dardot et Christian Laval. « C’est la bêtise politique aux effets les plus sinistres qui consiste à penser qu’il n’y a qu’un seul Ennemi. On le définira comme un anti-impérialisme à sens unique. De l’unicité de l’Ennemi découle la conséquence imparable suivante : ceux qui s’opposent à l’Ennemi ont droit sinon aux bénédictions, du moins aux excuses, selon le principe que les ennemis de l’Ennemi sont, sinon des amis, du moins des “alliés objectifs” dans un juste combat. » [2]

L’INFLUENCE DU CAMPISME

En France, cette position bénéficie de relais politiques, médiatiques et intellectuels influents, qui lui donnent un poids non négligeable auprès d’un public qui, leur faisant confiance, adopte spontanément leurs analyses : Jean-Luc Mélenchon et une grande partie de l’appareil de la France Insoumise, qui ont relayé pendant de nombreuses années des éléments de langage proches de la propagande du Kremlin [3], ou les journalistes Pierre Rimbert et Serge Halimi du Monde Diplomatique, qui se défendent de céder au campisme mais qui en ont adopté à bien des reprises le lexique dans l’un des médias les plus entendus de la gauche francophone sur les questions internationales.

Dans le monde, le campisme est présent de longue date dans les analyses de conjoncture proposées par le linguiste américain Noam Chomsky [4], sans doute l’une des figures les plus influentes de la gauche au niveau international. Également très vigoureux au sein de la gauche latino-américaine, il s’est exprimé dans les positions du président brésilien Lula, affirmant en mai 2022 que Zelensky est «  aussi responsable de la guerre que Poutine » et qu’«  il voulait la guerre. S’il n’en voulait pas, il aurait négocié un peu plus » [5], ou dans celle de l’ancien président bolivien Evo Morales, pour sa part ouvertement rallié à Poutine, dont il saluait l’anniversaire le 7 octobre 2022 par un tweet chaleureux : « Toutes nos félicitations au frère Vladimir Poutine pour son anniversaire. Les peuples dignes, libres et anti-impérialistes accompagnent sa lutte contre l’interventionnisme armé des USA et de l’OTAN. Les USA doivent cesser de porter atteinte à la vie. » [6]

Tout en condamnant la plupart du temps l’invasion de l’Ukraine et les exactions de l’armée russe, cette gauche campiste s’est efforcée, usant d’une rhétorique qui se voulait subversive – non-alignée sur les « médias dominants » et leur « voluptueux bourrage de crâne  » anti-russe [7] – mais dont les termes semblaient bien souvent sortir tout droit de la propagande du Kremlin, de minimiser la responsabilité de la Russie si ce n’est dans le déroulement de la guerre, tout au moins dans son déclenchement. Anti-impérialistes « coincés dans les coordonnées des années 1960-1970, d’une part, de la deuxième guerre d’Irak et de la présidence de George Bush Jr, d’autre part » [8] ou souverainistes hantés par le spectre d’une nation française dépossédée de son autonomie stratégique par les forces « euro-atlantistes » s’employèrent à convaincre leurs auditoires respectifs que la responsabilité en dernière instance de cette guerre revenait aux États-Unis et à l’OTAN.

L’« expansion » vers l’Est de l’OTAN après la fin de la Guerre froide, d’autant plus intolérable qu’elle aurait trahi d’obscures promesses faites au pouvoir russe dans les années 1990, aurait été menée dans le but d’« encercler » et d’acculer la Russie, agresseur ainsi honteusement transformé en victime. Ce faisant, ils ne semblaient pas réaliser qu’ils cautionnaient l’idée, profondément anti-démocratique, selon laquelle le monde doit être partagé entre grandes puissances, chacune d’entre elles disposant d’une « sphère d’influence » non contestée par les autres. Ni qu’ils tiraient de la factualité des « jeux » géopolitiques la conclusion que les Etats et les sociétés, en l’occurrence ceux d’Europe de l’Est, pourtant entrés dans l’Alliance de leur plein gré quelle qu’ait pu être par ailleurs la stratégie d’influence des Etats-Unis pour les y intégrer, auraient dû se conformer à ce jeu. Dès lors, il était en effet naturel à leurs yeux que la Russie, voyant s’échapper vers l’Europe sa périphérie ukrainienne lui revenant de droit, intervienne pour la ramener dans sa sphère.

Certains allèrent même plus loin et, épousant un récit aux accents complotistes, en vinrent à suggérer que les États-Unis avaient tout fait pour provoquer la guerre afin de briser le rapprochement entre l’Europe et la Russie, obligeant ainsi le vieux continent à rester, quant à lui, dans la sphère d’influence américaine. Position où l’on retrouve la trace d’une « vieille grille de lecture géopolitique, selon laquelle l’Eurasie constitue, compte tenu de sa taille, de sa démographie et de ses ressources, la clé de la puissance mondiale. Selon cette vision, les États-Unis savent qu’ils ne font pas le poids s’ils restent isolés sur leur “île” périphérique. Ils poursuivraient donc inlassablement un travail de sape visant à fracturer l’unité eurasiatique, en fomentant des guerres en son sein. La politique américaine consisterait donc à diviser l’Eurasie, pour mieux régner sur le monde. » [9].

La Russie, humiliée, encerclée, provoquée, serait en quelque sorte tombée dans le piège qui lui était tendu, déclenchant une guerre certes criminelle, mais néanmoins compréhensible de son point de vue, pour dompter le « cheval de Troie » de l’expansion impérialiste américaine en Europe : l’Ukraine. S’appuyant sur ces postulats discutables et discutés, la gauche campiste, une fois la guerre déclarée, n’a cessé de présenter celle-ci non comme une guerre de libération nationale menée par une « petite nation » face à l’agression de son puissant voisin, mais comme une guerre inter-impérialiste entre la Russie et les États-Unis, secondés par le gouvernement « aux ordres » de Zelensky. L’Ukraine, vidée de toute existence et de toute volonté propre, ne serait finalement que le théâtre sanglant de cet affrontement, et les Ukrainien·nes ses acteurs·rices et ses victimes le plus souvent inconscient·es. « Les ventriloques de Washington mènent la danse sur le Vieux Continent », écrivait ainsi Serge Halimi dans un article au titre évocateur, « Saigner la Russie » [10], publié dans le Monde Diplomatique du mois de juin.

Les responsabilités ainsi symétrisées, et l’Ukraine en tant qu’entité politique autonome, dotée de sa propre agentivité, ainsi effacée, une conclusion fut rapidement tirée : engageons-nous en faveur de la paix et gardons-nous de donner à Kiev les moyens de sa défense en lui fournissant des armes, car nous risquerions alors non seulement de « mettre de l’huile sur le feu », mais aussi de faire le jeu de l’« Empire » en octroyant un avantage décisif à Washington dans ses ambitions hégémoniques. Non que la paix ne soit pas pour l’Ukraine comme pour le monde un objectif désirable, mais face à un agresseur irrédentiste et idéologiquement radicalisé, ces appels à la paix ont tout d’un voeu pieu, et le refus de soutenir militairement le camp agressé équivaudrait à le livrer à ses bourreaux.

Obsession anti-américaine, méconnaissance de l’histoire post-soviétique et déni de l’agentivité des États et des sociétés qui en sont issus font partie des raisons qui expliquent que cet « anti-impérialisme des imbéciles » [11], pour reprendre l’heureuse formule de la Syrienne Leïla Al-Shami, véritable naufrage éthique, politique et intellectuel de notre temps, se soit imposé dans des pans entiers de la gauche mondiale. Fort heureusement, et pour s’en tenir au champ intellectuel francophone, de nombreux·ses auteur·rices issu·es des rangs du libéralisme politique, d’un certain trotskysme ou des milieux libertaires et autonomes, se sont employés dès le mois de mars 2022 à dénoncer les faiblesses de ces positions et de leurs présupposés, offrant en ces temps troublés une précieuse ressource à tous·tes ceux et celles qu’indignait la rhétorique campiste. [12]

UN CAMPISME DÉCOLONIAL

Un point n’a cependant peut-être pas été assez souligné par ces différent.es auteur·ices : la gauche campiste n’a pas été cantonnée à des courants politiques souverainistes ou issus d’un marxisme suranné focalisé sur la seule puissance du capitalisme anglo-saxon, elle s’est également exprimée dans des médias et chez des penseur·ses associé·es à la gauche dite « décoloniale ».

Dans le monde anglo-saxon, l’historien Sandew Hira, coordinateur du Réseau Décolonial International, présentait le 26 février la Russie comme une victime de l’Occident, allant même jusqu’à comparer la diabolisation dont Poutine ferait aujourd’hui l’objet dans les médias occidentaux à celle des populations autochtones des Amériques chez les théologiens aux premiers temps de la colonisation [13] ! En France, le média QG Décolonial évoquait le 21 février, quelques jours avant l’invasion, « la menace d’un conflit majeur en Ukraine », en imputant la responsabilité au « rapprochement entre l’Ukraine et l’OTAN et à la perspective d’une installation de forces militaires occidentales à ses portes » et au « Putsch de Maïdan mené par les forces les plus réactionnaires et anti-russes d’Ukraine avec le soutien sans faille des Occidentaux  », qui aurait poussé la Russie à « déployer d’importants moyens militaires à la frontière avec ce pays » [14]. Et l’auteur du texte d’en conclure à la nécessité d’une dissolution de l’OTAN, persuadé que celle-ci apaiserait la Russie et la conduirait à renoncer à ses appétits guerriers… Mais sans doute aurait-il été malhonnête de tenir ce média, relativement marginal et proche de figures controversées, telle Houria Bouteldja [15], comme représentatif du champ décolonial.

Aussi me tournais-je vers les positions d’intellectuel·les issu·es de la sphère académique, dans l’espoir d’y trouver des interventions à tout le moins plus nuancées, mais pour aussitôt découvrir que plusieurs figures de proue des études décoloniales, des universitaires parmi les plus influents d’Amérique latine, le Portugais Boaventura de Sousa Santos et deux des membres emblématiques du groupe Modernité/Colonialité [16], le Portoricain Ramon Grosfoguel et l’Argentin Walter Mignolo, avaient été, eux aussi, des agents actifs de diffusion de la propagande russe. Sousa Santos, dans un article publié le 10 mars 2022, évoque ainsi la stratégie de « provocation de la Russie et de neutralisation de l’Europe » mise en place par les États-Unis : « l’expansion de la Russie fut provoquée pour pouvoir ensuite être critiquée » [17]. Une thèse réitérée le 23 décembre 2022, dans un entretien où il affirme que l’on assiste en Ukraine à « une guerre entre les Etats-Unis et la Russie » [18]. Grosfoguel, de son côté, dans une interview accordée le 8 mars 2022, alla encore plus loin, déclarant que les « États-Unis ont atteint l’objectif qu’ils s’étaient fixés depuis plusieurs années », en orchestrant à l’aide de « milices nazis » un « coup d’État international pour reprendre le contrôle politique, économique et militaire de l’Europe.  » [19]

Un mois plus tard, alors que l’Ukraine était sous les bombes et que les premières images du massacre de Boutcha parvenaient aux yeux du monde, il évoquait à nouveau, prétendant lutter contre la censure, « une guerre fabriquée aux Etats-Unis (…) un génocide mené par des néo-nazis pour exterminer les Ukrainiens russophones (…) et un coup d’Etat international mené contre la Chine et l’Europe, transformée en néo-colonie américaine par l’intermédiaire de la marionnette Zelensky. » [20] Mignolo, enfin, s’il n’a pas pris publiquement position sur l’invasion de l’Ukraine de 2022 à ma connaissance, avait salué l’annexion de la Crimée en 2014 sur son blog. Et dans un article publié en 2017, il se félicitait, en l’assimilant à une forme de décolonisation en acte, de « l’émergence de divers projets de dés-occidentalisation, parmi lesquels : la réémergence politique de la Chine, le redressement de la Russie après l’humiliation de la fin de l’URSS, qui lui a permis de s’opposer à l’occidentalisation de l’Ukraine et de la Syrie, et la coopération de l’Iran avec la Chine et la Russie » [21.

Autant dire que je fus surpris en découvrant ces interventions, qui reproduisaient jusque dans ses aspects les plus délirants le discours du Kremlin, tant il me semblait évident que la guerre d’annexion menée par la Russie, vieille puissance impériale et coloniale, aurait dû orienter la solidarité de ces auteurs vers l’Ukraine. La logique de l’anti-colonialisme ou de l’anti-impérialisme voudrait en effet que les pays ou les peuples qui le subissent se solidarisent avec ceux qui le subissent ailleurs, même si c’est sous la botte d’une puissance rivale de celle qui les opprime eux-mêmes. Avant d’esquisser des pistes pour comprendre ces propos, je tiens à souligner que, de même qu’il serait abusif de parler de pensée décoloniale en général, abstraction faite de toute hétérogénéité interne à ce courant, il ne saurait être question de suggérer que tous·tes les auteur·ices se revendiquant du champ des études décoloniales les ont adoptées, mais de s’interroger sur les raisons qui ont poussé certain·es de ses plus éminent·es représentant·es à une telle complaisance envers le régime de Poutine. Il est de fait probable que d’autres figures aient pris fait et cause pour l’Ukraine agressée, même si je n’ai pas trouvé de prises de position publiques allant dans ce sens.

Il ne s’agit pas non plus, comme nous le verrons, de rejeter tous les présupposés de cette pensée. À titre personnel, ayant longtemps vécu au Mexique, j’y avais constaté que la structuration socio-raciale du pays, même si elle n’était plus légalement ou constitutionnellement codifiée comme telle, loin d’être purement résiduelle, témoignait à certains égards d’une « colonialité » persistante. En tant que traducteur, j’avais également remarqué, non sans regret, qu’à qualité égale, il m’était beaucoup plus difficile de convaincre un·e éditeur·rice francophone de traduire un ouvrage de sciences sociales quand il était hispanophone que quand il était anglophone ; je touchais ainsi du doigt à ces phénomènes de colonialité du savoir et d’injustice épistémique pointé à juste titre par les décoloniaux.

En tant qu’écologiste, je ne pouvais pas ignorer que les territoires sacrifiés par l’extractivisme se trouvaient majoritairement dans des pays du Sud, ni que dans d’anciennes colonies le régime plantationnaire hérité de l’esclavage, en verrouillant les trajectoires économiques et écologiques de certains territoires, continuait à avoir des effets dévastateurs sur la santé des habitant·es, comme dans les Antilles françaises, gravement polluées par le chlordécone, pesticide massivement épandu sur les bananerais pendant plusieurs décennies [22]. L’histoire de l’écologie elle-même n’était pas exempte de pratiques coloniales, de nombreux parcs nationaux, en Amérique, en Afrique et en Asie, ayant été fondés en excluant les populations autochtones qui les habitaient. Quant à l’histoire des idées, je savais également à quel point la philosophie occidentale, et plus encore moderne, tout au moins dans ses expressions dominantes, n’ayant cessé de dévaloriser la Terre et d’ériger des systèmes de pensée anthropocentriques tout en exacerbant le dualisme Nature/Culture, avait sa part de responsabilité dans la catastrophe en cours.

Attirer l’attention sur les effets asymétriques persistants, sur les sociétés comme sur les milieux, des différentes vagues de colonisation européennes et de l’esclavage, mettre en lumière la double « fracture » coloniale et raciale qui gît au cœur de la modernité capitaliste par-delà la simple division de la société en classes me semble non seulement légitime, mais nécessaire. À bien des égards, il parait pertinent, dans différents contextes historiques et géographiques, d’établir une équivalence entre les couples « dominant/dominé » et « centre/périphérie » d’un côté, et les couples « Nord global/Sud global », « Occident/reste du monde » ou encore « Blanc/non-blanc (racisé) » de l’autre.

UNE CONCEPTION CULTURALISTE DES RAPPORTS DE DOMINATION

Comment rendre compte, dès lors, de la réaction des penseurs décoloniaux que j’ai cités face à la guerre en Ukraine ? Par certains aspects, l’anti-américanisme de ces derniers, latino-américain·es pour deux d’entre eux, s’explique par la responsabilité des États-Unis dans la violence à laquelle leur continent à été soumis au XXe siècle, les conduisant spontanément à voir partout la « main » de la puissance qui a soutenu tant de dictatures, si besoin est par l’intervention militaire, dans leurs propres pays. Sur ce point, leurs positions ne diffèrent pas fondamentalement de celles de campistes comme Jean-Luc Mélenchon lorsque celui-ci déclare qu’il ne croit pas « à une attitude agressive de la Russie ou de la Chine. Seul le monde anglo-saxon a une vision des relations internationales fondée sur l’agression. » [23].

Mais à cette vision essentialiste et unilatérale des relations internationales s’ajoute chez eux, me semble-t-il, une forme d’essentialisme plus profond, généralement absent des positions souverainistes comme celles de Mélenchon, qu’ils puisent directement dans leur propre élaboration de la pensée décoloniale : la tendance à ériger l’Occident moderne tel qu’il s’est affirmé depuis 1492 et la conquête des Amériques jusqu’à nos jours, ce que Grosfoguel nomme le « système-monde Européen/euro-nord-américain moderne/colonial capitaliste/patriarcal » [24], en un bloc inchangé et pour ainsi dire inchangeable. Sont ainsi rangés pêle-mêle sous la bannière de l’« épistémé » moderne-coloniale «  le capitalisme et le communisme, la théorie politique des Lumières (libéralisme, républicanisme, Locke, Montesquieu), l’économie politique (Smith) ainsi que son adversaire, le socialisme-communisme » (Mignolo) [25]. Quant aux tensions et contradictions internes à l’histoire de l’Europe et de ses idées, elles sont tout simplement effacées, comme le relève à juste titre Daniel Inclan, soulignant qu’il n’y a pas de place dans leurs réflexions pour une « vision dialectique de l’Europe, celle-ci étant présentée comme une unité, comme une substance maligne qui se répand à travers le monde  » [26].

Or ce cadre, à l’intérieur duquel l’analyse des situations concrètes semble céder le pas à une métaphysique de l’histoire où un hyper-sujet tout-puissant détient le quasi-monopole du mal dans le monde, est évidemment inopérant pour saisir la spécificité et la complexité de la guerre en Ukraine, tout comme il n’était guère probant pour comprendre la révolution et la guerre civile syrienne. Un point qui a d’ailleurs été relevé avec justesse par le grand écrivain syrien Yassin Al-Haj Saleh. Si celui-ci critique ici l’approche « post-coloniale », qui renvoie à un courant de pensée légèrement différent, et s’il parle de la Syrie, il me semble néanmoins intéressant de le citer tant sa réflexion s’applique également très bien à l’approche de nos auteurs et à l’Ukraine :

« La lecture post-colonialiste ne fournit pas d’outils pertinents pour expliquer et comprendre l’histoire de la Syrie. Ni avant la révolution, ni après. La marginalisation de la cause syrienne dans les milieux de la gauche internationale a grandement partie liée, à mon avis, avec l’hégémonie du prisme post-colonial ou, dans une langue plus classique, avec l’anti-impérialisme hérité des années de guerre froide. Or la cause syrienne vient précisément révolutionner la pensée libératrice mondiale par sa ‘complexité’, comme on l’entend partout dire et répéter. ‘Complexe’, au sens où elle échappe à toute exhaustivité analytique d’un quelconque cadre théorique donné. Or ce réel complexe exige une réflexion complexe, qui dépasse les ‘salafismes’ (dans le sens de poncifs traditionnels et rigides) de la gauche. Nous sommes au cœur d’un processus dont on peut espérer qu’il participe à une révolution de la théorie, faute de théorie de la révolution. » [27].

Bien sûr, certains éléments de la guerre en Ukraine et de ses effets ont pu donner raison à nos auteurs. Ainsi, il est évident que l’accueil privilégié dont bénéficièrent les réfugié·es ukrainien·nes, non seulement par rapport aux réfugié·es syrien·nes, afghan·nes ou soudanais·ses avant elles et eux, mais aussi par rapport aux étudiant·es africain·nes ou sri-lankais·ses qui vivaient en Ukraine et furent souvent refoulé·es à la frontière polonaise, était en partie lié au privilège racial que leur conférait leur blanchité. De même, certains propos tenus sur les Ukrainien·nes fuyant leur pays, qualifié·es d’« Européens de culture » et « d’immigration de grande qualité » [28], ou encore la déclaration pour le moins polémique de Josep Borell, le vice-président de la commission européenne, comparant l’Europe à un «  jardin » et le reste du monde à une «  jungle » menaçante [29], avaient d’évidents accents racistes et coloniaux, confirmant à bien des égards la persistance d’une « hiérarchie ethno-raciale globale » (Grosfoguel) [30]. Enfin, il est vrai que la cause ukrainienne, contrairement à la cause syrienne quelques années auparavant ou à la cause palestinienne, a bénéficié d’une visibilité médiatique et d’un soutien diplomatique, économique et militaire important de la part des puissances occidentales, symptomatiques d’une indignation à géométrie variable en matière de respect du droit international.

Mais la critique légitime de ce double standard ne saurait à elle seule expliquer, et encore moins justifier l’absence d’un soutien sans faille à la résistance et la mobilisation massive de la société ukrainienne. Ce manque de solidarité doit également se comprendre à l’aune des limites inhérentes à la pensée de ces auteurs eux-mêmes. En opposant « la peau et les emplacements géo-historiques des migrants du tiers-monde » à la « peau des ‘Européens de souche’ du premier monde » [31] (Mignolo), en affirmant que « l’épistémologie a une couleur » [32] (Grosfoguel) et que « le système-monde renvoie à une articulation spatiale du pouvoir » [33] (Mignolo) où le fondamentalisme eurocentrique et son prolongement nord-américain, le « plus dangereux de la planète » (Grosfoguel) [34], occupent une place centrale que rien ne semble pouvoir remettre en question, ceux-ci donnent en effet l’impression de postuler une équivalence entre les couples « dominant/dominé » et « centre/périphérie » et les couples « Occident/Sud global » et « Blanc/non-Blanc ». Or si cette thèse est à bien des égards pertinente d’un point de vue historique (valide aujourd’hui encore dans de nombreux contextes socio-politiques) elle devient en revanche extrêmement problématique lorsqu’elle prend la forme d’une thèse essentialisante et totalisante. Elle échoue alors à saisir l’historicité propre de nombreux événements majeurs de notre temps, qui ne s’inscrivent pas nécessairement dans la continuité de l’histoire coloniale et impériale européenne.

D’un point de vue historique, l’on pourrait bien sûr souligner que la situation du monde n’a jamais correspondu complètement à cette thèse. Même à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, alors qu’une bonne partie du globe était sous domination européenne, que les lois Jim Crow et l’apartheid racial s’imposaient aux États-Unis, consacrant le triomphe du suprémacisme blanc, et que nombre de pays d’Amérique latine étaient gouvernés par des élites postcoloniales désireuses de blanchir leur population par le recours à l’immigration européenne, des pôles de domination indépendants subsistaient ou s’épanouissaient, comme l’Empire Ottoman, dont les dernières années furent marquées par le génocide des Arménien·nes, ou l’impérialisme japonais alors en plein essor. Au cœur même de l’Europe, de nombreuses populations immigrées blanches qui n’étaient pas issues de territoires colonisés faisaient l’objet d’une xénophobie virulente allant parfois jusqu’à déclencher des massacres, comme celui des ouvriers italiens à Aigues-Mortes en France en 1893 [35], sans même parler de l’antisémitisme omniprésent, qui s’appuyait sur la racialisation d’un « peuple » que rien ne distinguait, d’un point de vue phénotypique, du reste de la population blanche, et qui allait conduire quelques décennies plus tard à la Shoah. Cependant, entre la fin du XVe siècle et la moitié du XXe, force est de reconnaître que la position défendue par Mignolo et Grosfoguel est globalement juste, tant la domination de « l’Occident » sur le monde a été massive.

C’est lorsqu’elle entend s’appliquer au monde contemporain dans sa totalité que cette thèse devient plus fragile. À cet égard, nos auteurs gagneraient à se remémorer les travaux d’historien·nes ayant montré qu’aux États-Unis, les immigrant·es italien·nes ou irlandais·es avaient d’abord été « racisé·es » avant d’être intégré·es à la sphère de la blanchité [36], ou les travaux d’auteurs ayant soutenu que le concept de Sud global ne renvoie pas nécessairement à un emplacement géographique, qu’il existe des « Nord » à l’intérieur des « Sud », et vice versa. Même si pour la plupart d’entre nous, il ne sera jamais possible de dissocier entièrement le mot Sud du point cardinal auquel il fait originellement référence, ou le mot blanchité de la couleur de peau correspondante, ce remaniement lexical et conceptuel aurait peut-être permis à nos auteurs de « voir » et de reconnaître la souffrance et la résistance des Ukrainien·nes agressé·es au lieu de prendre fait et cause pour leur agresseur, tout aussi blanc et nordique d’ailleurs, mais dont la rhétorique a manifestement le mérite à leurs yeux de s’en prendre à l’« Occident collectif », ennemi désigné de Vladimir Poutine (nous y reviendrons).

« Simplisme historiographique, manichéisme permanent, essentialisme culturaliste, provincialisme latinoaméricain » font partie des raisons qui expliquent cet échec, auxquelles il faut ajouter une « apparente critique de l’eurocentrisme, qui cache en réalité un occidentalisme tenace », comme l’ont bien mis en évidence Pierre Gaussens et Gaya Makaran [37]. Le paradoxe veut en effet que la pensée de ces auteurs, dont l’une des vocations premières, parfaitement légitime, était de critiquer l’« eurocentrisme » et de « provincialiser l’Europe » [38], est souvent profondément eurocentrée et occidentalocentrée lorsqu’elle se propose de comprendre le présent, la célébration béate de l’Occident et de sa « mission civilisatrice » ayant laissé place à la sempiternelle dénonciation de ses méfaits, sans jamais que sa centralité, même lorsqu’elle ne correspond plus tout à fait aux évolutions du monde contemporain, ne soit véritablement contestée. Il y a là-dedans comme une théologie politique impensée : une cause première (en l’occurrence les États-Unis/l’Occident) et des causes secondes qui en sont toujours le produit dérivé et réactif, voire carrément l’objet passif.

En ceci, le campisme décolonial d’un Mignolo ou d’un Grosfoguel rejoint les autres formes de campisme, qui tendent elles aussi à appréhender le monde au prisme exclusif de l’influence américaine/occidentale. Or ne vaudrait-il pas mieux le penser comme un enchevêtrement complexe et largement imprédictible d’agentivités sociales, politiques et géopolitiques qui ne répondent pas toutes à la puissance étatsunienne, qui ont leurs histoires et leurs dynamiques propres ? Admettre que d’autres peuples, d’autres États et d’autres puissances sont, pour le meilleur et pour le pire, capables d’agir de leur propre chef sans que « l’Occident » ou « l’Empire » ne les aient nécessairement provoquées ou poussées à le faire ?

Cet occidentalocentrisme inversé se retrouve jusque dans la culture historique de la gauche campiste, toutes sensibilités confondues. Si la longue histoire des interventions américaines dans le monde, du coup d’État au Guatemala en 1954 à la guerre en Irak de 2003 en passant par la baie des Cochons à Cuba en 1961, la guerre du Vietnam, le Chili de Pinochet dans les années 1970 et les Contras nicaraguayennes des années 1980 est relativement bien connue et sans cesse rappelée, une étrange amnésie semble en revanche y entourer l’histoire tout aussi longue des interventions soviétiques dans nombre de ses périphéries, à Berlin en 1953, à Budapest en 1956, à Prague en 1968 ou encore à Varsovie en 1980, sans même parler, dans le cas précis de l’Ukraine, de l’Holodomor [39] ou de la déportation des Tatars de Crimée [40], alors même que ces différents événements font l’objet d’un grand nombre de travaux d’historien·nes. Une méconnaissance qui apparaît clairement dans la pensée décoloniale de Grosfoguel et de Mignolo, focalisée sur l’Europe de l’Ouest et l’Amérique, et par conséquent incapable de faire place à la diversité des histoires coloniales et de leurs legs. À cet égard, un décolonialisme polycentré pourrait être une perspective féconde.

Certes, à la différence des empires coloniaux espagnol, britannique ou français, qui se sont essentiellement développés « outre-mer », le colonialisme russe a été un colonialisme d’« outre-terre » pour reprendre la judicieuse distinction du géographe Michel Foucher [41]. Ceci explique sans doute qu’il soit moins aisément discernable, puisque les territoires conquis du XVIIe siècle jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale l’ont été, par couches successives, en périphérie immédiate du territoire-noyau initial. Et si certains de ces territoires se sont émancipés de la tutelle soviétique après la chute de l’Union, les séquelles de cette longue histoire coloniale restent vives, notamment dans le Caucase et en Asie Centrale, où les populations subissent un racisme persistant [42]. Ce à quoi il faudrait ajouter que dans les premiers mois de la guerre, ce sont les minorités ethniques de la Fédération de Russie, notamment Bouriates ou Yakoutes, qui ont payé le plus lourd tribut sur le champ de bataille ukrainien, alors que les classes moyennes moscovites ou saint-pétersbourgeoises, blanches, étaient relativement épargnées.

UNE DANGEREUSE CONVERGENCE AVEC LA PROPAGANDE DES RÉGIMES AUTORITAIRES

Mais s’il n’en allait que d’un déficit de complexité dans l’analyse, les choses ne seraient finalement pas si graves. Le problème, c’est que ce réductionnisme provoque un aveuglément inquiétant quant à la nature et à la diversité des menaces auxquelles nous sommes aujourd’hui confrontés, quand il ne conduit pas à une complaisance ou une complicité active avec des régimes autoritaires. À cet égard, il semble grand temps d’admettre que nous ne vivons plus dans un système-monde monocentré, si tant est que celui-ci ait jamais existé, où « l’Occident blanc » occuperait seul, simplement traversé par des rivalités internes à sa dynamique et à son essence supposées, la position hégémonique, mais dans un système-monde polycentré, où la violence autoritaire, nationaliste et raciste peut surgir de toutes parts, sans avoir été ourdie ou provoquée en dernière instance par l’OTAN, la CIA, l’Europe ou quelque autre entité occidentale.

Bien sûr, les puissances occidentales continuent à jouir de nombreux privilèges et à bénéficier d’échanges économiques et écologiques impérialistes et inégaux, tout en assumant, pour la première d’entre elles, les États-Unis, des ambitions hégémoniques persistantes. Bien sûr, l’ethno-nationalisme et le suprémacisme blanc ne cessent de gagner du terrain dans l’Amérique de Trump et dans la France de Zemmour où prolifèrent les angoisses de « Grand Remplacement ». Mais il faut également compter sur la menace du nationalisme grand-russe, dont on mesure aujourd’hui en Ukraine (et hier en Tchétchénie ou en Syrie) la violence sans limites, sur l’ethno-nationalisme et le suprémacisme hindous dans l’Inde de Modi [43] , d’ores et déjà meurtrier pour les musulman·es victimes de pogroms ou pour les adivasis (nom par lequel sont désignées les populations autochtones de l’Inde), ou encore sur l’ethno-nationalisme et le suprémacisme Han en Chine, où un processus d’auto-racialisation est à l’œuvre au sein de l’ethnie majoritaire, reléguant à un statut inférieur les populations non-Han [44], victimes pour certaines d’entre elles, comme les Ouïghours, de crimes contre l’humanité que d’aucun·es n’hésitent plus à qualifier de génocide.

Or la pensée des auteurs décoloniaux que nous avons évoqués, en dénonçant « un objet fétichisé dénommé ‘Occident’, accusé de tout et le  pouvoir occulte universel d’une caste rentière ‘occidentale’ » (Vincent Présumey) [45], tout en assimilant sans nuance l’engagement en faveur des « droits humains (…) aux conceptions globales impériales et à la hiérarchie ethno-raciale globale entre Européens et non-Européens » [46] (Grosfoguel), entre malheureusement en résonance avec l’idéologie et la propagande de ces régimes politiques, qui tendent à présenter leur croisade contre l’Occident comme un processus de décolonisation de l’ordre mondial. Ainsi Poutine, égrenant dans son discours du 27 octobre 2022, abondamment commenté, la longue liste des méfaits commis par « l’Occident » au cours de son histoire : la traite d’esclaves, l’extermination des Indien·nes d’Amérique, l’exploitation des ressources en Afrique et en Inde, les guerres coloniales, les bombardements alliés de villes allemandes, la destruction de Hiroshima et de Nagasaki, les guerres de Corée et du Vietnam, etc. Puis poursuivant en affirmant que « la Russie n’acceptera jamais le diktat de l’Occident agressif, néocolonial » ni les manigances des « Européens », de l’« OTAN », des « pays anglo-saxons » et des « États-Unis  » pour imposer au monde entier « totalitarisme, despotisme et apartheid », «  nationalisme et racisme  », avant de conclure : «  ils ne veulent pas que nous soyons libres ; ils veulent que nous soyons une colonie.  » [47].

Ainsi Sergueï Lavrov, son ministre des affaires étrangères, renchérissant au cours d’une tournée diplomatique en Afrique : « notre pays n’a pas terni sa réputation par les crimes sanglants du colonialisme et a toujours sincèrement soutenu les Africains dans leur lutte pour la libération du joug colonial. » [48].

Ainsi Erdogan, l’autocrate turc, auteur d’un ouvrage « où transparaît à chaque page la vision d’un monde injuste et binaire : d’un côté l’Occident, les pays colonisateurs et impérialistes, aveuglés par leurs privilèges ; de l’autre les opprimés musulmans. » [49]. En Inde, les philosophes Shaj Mohan et Divya Dwivedi ont mis en lumière la convergence entre certaines théories postcoloniales et l’ultra-nationalisme hindou, unis dans une même dénonciation du caractère « eurocentrique » des demandes de respect des droits humains ou des revendications féministes [50]. Et bien sûr, en Chine, Xi Jinping et le PC, dont l’Occident et ses « valeurs » sont désormais la cible désignée [51].

Pour revenir plus précisément sur la propagande du régime russe, il faut en effet bien voir qu’elle joue sur deux tableaux. À l’adresse de la droite et de l’extrême-droite, qui partage avec Poutine une même volonté de liquider l’héritage de la modernité politique dans ses aspects émancipateurs et démocratiques pour laisser place à un monde où toutes les dominations – capitaliste, raciale, patriarcale, anthropocentrique, etc. – seront libres de s’exprimer sans aucun contrepoids, et où toute opposition sera écrasée par un régime de terreur, elle exalte la tradition et l’autorité, notamment religieuse (avec la bénédiction du patriarche orthodoxe Kiril) tout en mettant l’accent sur la décadence morale de l’Occident sous l’effet conjugué des « envahisseurs » immigrés venus du Sud, de la dévirilisation induite par le féminisme et les mouvements LGBTQI+, et last but not least, du « wokisme » et de la « cancel culture » dont la Russie serait aujourd’hui victime.

Mais à l’adresse de nombreux pays du Sud et de certaines franges de l’extrême-gauche, notamment décoloniale, elle se présente comme une puissance anti-impérialiste – la Russie libérerait l’Ukraine et les Ukrainien·nes de leur gouvernement à la botte de l’impérialisme américain depuis le « coup d’État de Maïdan » en 2014 – et anti-colonialiste capable d’offrir un contrepoids appréciable à l’hégémonie américaine. C’est évidemment grossier quand on connaît la longue histoire, encore inachevée, du colonialisme russe rappelée précédemment, mais cela marche jusqu’à un certain point. En accusant l’OTAN d’être en dernier ressort le responsable de la guerre et en s’opposant aux livraisons d’armes au nom d’un pacifisme aussi doucereux que faussement vertueux, une certaine gauche semble en effet convaincue qu’un peu d’« équilibre des puissances » et de « multipolarité » ne ferait pas de mal.

Ainsi, soit par naïveté, soit par enfermement dans des bulles idéologiques, elle contribue à son insu à la barbarisation en cours du capitalisme et à l’avènement du monde rêvé par l’extrême-droite et par toutes les forces illibérales en présence, quand bien même elle le combat parfois honnêtement par ailleurs. L’idéal d’un monde multipolaire n’a évidemment rien de mauvais en soi, mais dans le contexte actuel, force est de constater qu’il n’engagerait malheureusement pas de regain d’autonomie, de liberté et de justice pour les peuples du monde, encore moins un relâchement de la pression extractive et productive de plus en plus infernale exercée sur la Terre. Il s’agirait plutôt d’un monde où les blocs géopolitiques les plus puissants se reconnaîtraient le droit de préserver ou de rétablir en interne les ordres sociaux les plus brutaux et inégalitaires, si besoin est en perpétrant toutes sortes de crimes atroces sans que personne n’y trouve rien à redire (ah la souveraineté !) tout en jouissant à leur périphérie d’une sphère d’influence vassalisée et non contestée par les autres blocs. Bref, un monde où chacun pourrait vaquer à ses petits massacres comme bon lui semble, et où toute la fragile architecture normative des relations internationales érigée depuis des décennies, fondée malgré ses immenses imperfections, inachèvements et hypocrisies sur une référence de principe au respect du droit des peuples à l’autodétermination, des droits humains et des libertés fondamentales, serait liquidée. Une Syrie mondialisée sur fond d’effondrement des conditions d’habitabilité de la Terre, voilà aujourd’hui le véritable horizon du « non-alignement » et de la « multipolarité »

Dans un texte remarquable, La multipolarité, le mantra de l’autoritarisme [52], la féministe indienne Kavita Krishnan a bien mis en lumière la convergence objective qui s’opère entre certaines critiques de l’« Occident » venues de la gauche et l’idéologie de régimes nationalistes et autoritaires qui cherchent à discréditer toute référence à l’universalisme, à la démocratie et aux droits humains – tout en incarcérant les militant·es qui les défendent, accusé·es d’être des « agent·es de l’étranger » – au prétexte de leur supposée « essence » occidentale, et donc coloniale :

« La multipolarité est la boussole qui oriente la compréhension de la gauche dans les relations internationales. Tous les courants de la gauche en Inde et dans le monde plaident depuis longtemps pour un monde multipolaire par opposition à un monde unipolaire dominé par les États-Unis impérialistes.

Dans le même temps, la multipolarité est devenue la clé de voûte du langage commun des fascismes et des autoritarismes mondiaux. C’est un cri de ralliement pour les despotes, qui leur sert à déguiser leur guerre contre la démocratie en guerre contre l’impérialisme. Le déploiement de la multipolarité pour déguiser et légitimer le despotisme est rendu possible par l’acceptation retentissante par la gauche mondiale de la multipolarité en tant qu’expression bienvenue de la démocratisation anti-impérialiste des relations internationales.

En définissant sa réponse aux confrontations politiques au sein ou entre les États-nations comme une option à somme nulle entre l’approbation de la multipolarité ou de l’unipolarité, la gauche perpétue une fiction qui, même à son meilleur, a toujours été trompeuse et inexacte. Mais cette fiction est ouvertement dangereuse aujourd’hui, servant uniquement de dispositif narratif et dramatique pour attribuer des rôles flatteurs aux fascistes et aux autoritaires.

Les conséquences malheureuses de l’engagement de la gauche en faveur d’une multipolarité sans valeur sont illustrées de manière très frappante dans le cas de sa réponse à l’invasion russe de l’Ukraine. La gauche mondiale et indienne ont légitimé et amplifié (à des degrés divers) le discours fasciste russe, en défendant l’invasion comme un défi multipolaire à l’impérialisme unipolaire dirigé par les États-Unis.  »

CONCLUSION

De cette convergence entre les positions de certains représentants de l’un des courants les plus en vue de la gauche radicale contemporaine, spontanément associé au camp de l’émancipation, et la rhétorique de certains des pires régimes politiques de notre temps, que conclure ? Il serait bien évidemment absurde d’en déduire que tout doit être rejeté dans la pensée décoloniale en géneral. En revanche, pour échapper au campisme, il semble indispensable que des auteurs importants de ce champ, comme Grosfoguel et Mignolo, renoncent à leurs tendances totalisantes et essentialisantes au profit d’approches circonscrites et historicisées, historicisation qui pourrait elle-même conduire au décolonialisme polycentré que j’évoquais, ce qui permettrait notamment de mieux penser, par-delà la relation entre l’Europe de l’Ouest et ses anciennes colonies, la situation spécifique des espaces post-soviétiques, comme le font par exemple les chercheur.euses ukrainien·nes Adrian Ivakhiv [53]  et Hanna Perekhoda [54]. De ce point de vue, il pourrait être intéressant de s’inspirer des Zapatistes du Mexique. Engagé·es de longue date dans une lutte aux accents décoloniaux contre le capitalisme et l’État mexicain, ils n’ont rien cédé au campisme, et le 13 mars 2022, ils défilaient par milliers dans les villes du Chiapas en soutien à la résistance ukrainienne et aux cris de « Poutine Dehors ! ». Dans un deuxième temps, il conviendrait également d’admettre que toutes les dominations politiques ne peuvent pas pour autant être pensées au prisme du concept de « colonialité », que nombre d’entre elles s’inscrivent dans d’autres dynamiques historiques. Enfin, en renonçant aux approches culturalistes de la domination, il serait possible de se focaliser sur l’analyse des différences proprement politiques entre les États qui s’affrontent aujourd’hui sur la scène internationale et d’échapper ainsi au relativisme de tous·tes ceux et celles qui semblent persuadé·es que « dans la nuit du capitalisme tardif, tous les régimes sont gris. » [55].

Il faut bien sûr se garder de céder à la rhétorique du « monde libre » brandie par des élites néolibérales hypocrites qui se posent en défenseures de « valeurs » qu’elles ne cessent par ailleurs de bafouer, abandonnant des personnes migrantes à une mort certaine en Méditerranée et parfois même des peuples entiers, comme en Syrie, à leur anéantissement programmé. Mais tout en restant vigilants face au cynisme de nos gouvernants, tentés de sanctuariser les tendances les plus inégalitaires et écocides de nos sociétés en brandissant la menace du « il y a pire ailleurs », il est primordial de reconnaître que la guerre de libération nationale ukrainienne est aussi un affrontement entre une dictature criminelle, qui n’esquisse pour tout avenir que la multiplication des ruines et des charniers, et un régime où l’arbitraire du capitalisme et de l’État est contrebalancé par des institutions et des contre-pouvoirs (sociaux, médiatiques, intellectuels) permettant de garantir un minimum de vitalité démocratique et d’État de droit, de telle sorte que des percées émancipatrices y sont possibles et que l’avenir y est ouvert à la contestation. L’historien Taras Bilous, auquel je laisserai le mot de la fin, remarque à ce propos que s’il avait été Irakien en 2003, il aurait condamné l’agression américaine mais ne se serait pas risqué à défendre le régime de Sadam Hussein. En tant qu’Ukrainien, en 2023, il s’est en revanche engagé sans hésitation dans les forces de défense territoriale pour défendre « la fragile démocratie ukrainienne qui, loin d’être parfaite, mérite néanmoins d’être protégée du régime para-fasciste de Poutine.  » [56].

Source : Dorota Dakowska, politiste, AOC, 28 mars 2024

Blog “Lundi matin”

NOTES

[1https://lundi.am/Une-guerre-genante-que-faire-lorsque-la-Russie-attaque-l-Ukraine-mais-que-tu-es.

[2https://blogs.mediapart.fr/pierre-dardot-et-christian-laval/blog/180322/reinventons-linternationalisme-24-la-faillite-d-un-anti-imperialisme-sens-uniq

[3] Pour une bonne synthèse concernant les positions de Jean-Luc Mélenchon en matière de politique internationale, voir cette remarquable note de blog de Jean-Yves Pranchère et ses nombreux liens : https://blogs.mediapart.fr/jean-yves-pranchere/blog/270322/l-inutilite-du-vote-utile.

[4] Pour une critique précise des positions de Chomsky sur la politique internationale, voir la Lettre ouverte à Noam Chomsky publiée par un groupe d’universitaires (https://blogs.berkeley.edu/2022/05/19/open-letter-to-noam-chomsky-and-other-like-minded-intellectuals-on-the-russia-ukraine-war/) ; l’article de l’écrivain Syrien Yassin Al-Haj Saleh, Chomsky is no friend of the syrian revolution(https://newlinesmag.com/review/chomsky-is-no-friend-of-the-syrian-revolution/) et celui du chercheur français Jonathan Piron, « Y a-t-il un problème Chomsky ? », La Revue Nouvelle 2022/1 (N°1), p. 90-97.

[5https://www.lemonde.fr/international/article/2022/05/05/selon-lula-volodymyr-zelensky-est-aussi-responsable-de-la-guerre-que-vladimir-poutine_6124832_3210.html.

[6https://twitter.com/evoespueblo/status/1578423391828049924.

[7] Pour reprendre l’expression de Pierre Rimbert et Serge Halimi, plumes du Monde Diplomatique : https://www.monde-diplomatique.fr/2022/09/HALIMI/65016.

[8] Dixit Jean-Yves Pranchère : https://esprit.presse.fr/actualites/jean-yves-pranchere/anti-imperialisme-ou-complicite-avec-l-agression-russe-43904.

[9] Florian Louis cité par Joseph Confavreux et Fabien Escalona dans leur article « Ukraine, cette gauche qui n’a rien appris », le 27 novembre 2022. https://www.mediapart.fr/journal/international/271122/ukraine-cette-gauche-qui-n-rien-appris.

[10https://www.monde-diplomatique.fr/2022/06/HALIMI/64758.

[11http://solitudesintangibles.fr/lanti-imperialisme-des-imbeciles-leila-al-shami/

[12] Citons pêle-mêle les Polonais du parti Razem et l’historien ukrainien Taras Bilous dans le Courrier d’Europe Centrale, Daria Saburova dans Contretemps, Denys Gorbach dans Lundimatin, Perrine Poupin dans Mouvements, Jean-Yves Pranchère dans Esprit, Edwy Plenel, Fabien Escalona et Joseph Confavreux dans Mediapart, le duo Dardot/Laval et le collectif internationaliste « La Cantine Syrienne » dans le blog de ce même journal, les « Brigades de Solidarité Editoriale » mises en place par les éditions Syllepse, ou bien encore Vincent Présumey dans Aplutsoc, pour n’en citer que quelques-un·es.

[13https://din.today/news/a-decolonial-view-of-the-war-in-ukraine/.

[14https://qgdecolonial.fr/2022/02/21/edito-46-en-ukraine-comme-ailleurs-lotan-est-ladversaire-de-la-paix/ ; voir quelques mois plus tard sur ce même site un appel incantatoire à la paix : https://qgdecolonial.fr/2022/10/10/plus-que-jamais-contre-la-guerre-plus-que-jamais-pour-la-paix-revolutionnaire/.

[15https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article38866.

[16] Pour une bonne présentation de ce groupe et de ces idées, voir Claude Bourguignon et Philippe Colin, « De l’universel au pluriversel. Enjeux et défis du paradigme décolonial ». Raison présente, 2016/3 (N°199), p. 99-108.

[17https://www.pagina12.com.ar/406933-el-lamentable-papel-de-europa-en-la-guerra-rusia-ucrania-y-l.

[18https://www.rfi.fr/pt/programas/convidado/20221223-ucr%C3%A2nia-estamos-diante-de-uma-guerra-entre-os-eua-e-a-r%C3%BAssia.

[19https://observatoriodetrabajadores.wordpress.com/2022/03/18/ucrania-en-llamas-golpe-de-estado-internacional-de-eeuu-contra-rusia-entrevista-a-ramon-grosfoguel-miguel-angel-pirela/.

[20https://www.youtube.com/watch?v=XBApUrQ4B10&ab_channel=LaIguanaTV.

[21https://www.journals.uchicago.edu/doi/full/10.1086/692552.

[22] Voir sur ce point l’article de Malcom Ferdinand et Erwan Molinié, « Des pesticides dans les outre-mer français », Écologie et politique, 2021/2 (N°63), p. 81-94.

[23https://melenchon.fr/2021/11/12/ma-ligne-cest-lindependance-de-la-france-interview-pour-le-figaro/.

[24https://www.cairn.info/revue-multitudes-2006-3-page-51.htm.

[25https://www.cairn.info/revue-mouvements-2013-1-page-181.htm.

[26] Daniel Inclan « La historia en disputa : el problema de la inteligibilidad del pasado », dans Piel blanca, máscaras negras, crítica de la razón decolonial, p. 57. (http://comunizar.com.ar/wp-content/uploads/Piel_blanca_mascaras_negras_Critica_de_l.pdf)

[27https://diacritik.com/2021/12/09/entretien-avec-yassin-al-haj-saleh-ecrivain-syrien-sans-terre-sous-ses-pieds-1-3/.

[28https://www.mediapart.fr/journal/international/010322/refugies-ukrainiens-l-indignite-derriere-la-solidarite.

[29https://www.liberation.fr/international/josep-borrell-le-maitre-jardinier-de-leurope-se-perd-dans-la-jungle-20221019_2KOTPBOMSBC3RJLJRUJV7VMY2E/.

[30https://www.cairn.info/revue-multitudes-2006-3-page-51.htm.

[31https://www.cairn.info/revue-mouvements-2013-1-page-181.htm.

[32https://www.cairn.info/revue-multitudes-2006-3-page-51.htm.

[33https://www.cairn.info/revue-multitudes-2001-3.htm.

[34http://reseaudecolonial.org/wp-content/uploads/2016/09/Entretien-Ramon-Grosfoguel-RED.pdf.

[35] Gérard Noiriel, Le massacre des Italiens. Pluriel, 2018.

[36] Nell Irvin Painter, Histoire des blancs. Max Milo, 2019.

[37] « Autopsia de una impostura intelectual », Critica de la razon decolonial, opus cité, p. 21

[38] Pour reprendre le titre d’un texte célèbre de Dipesh Chakrabarty, penseur du postcolonialisme dont rien n’indique, je le précise pour éviter tout malentendu, qu’il ait diffusé les éléments de langage de la propagande russe. Provincialiser l’Europe, la pensée postcoloniale et la différence historique. Amsterdam, 2015.

[39https://fr.wikipedia.org/wiki/Holodomor# : :text=Le%20jour%20comm%C3%A9moratif%20du%20Holodomor,qualifie%20de%20g%C3%A9nocide%20en%202022.

[40https://fr.wikipedia.org/wiki/D%C3%A9portation_des_Tatars_de_Crim%C3%A9e.

[41] Michel Foucher, Une guerre coloniale en Europe. Editions de l’Aube, 2022.

[42] Voir le remarquable article de Mathilde Goanec dans Mediapart :https://www.mediapart.fr/journal/international/240722/de-bichkek-kazan-un-douloureux-reveil-postcolonial ?.

[43https://mrmondialisation.org/inde-leffrayante-montee-du-nationalisme-et-de-lislamophobie/.

[44https://www.mediapart.fr/journal/international/111022/taiwan-ouighours-les-derives-nationalistes-de-xi-jinping.

[45] Vincent Présumey, publication du 30 septembre 2022 sur Facebook.

[46https://www.cairn.info/revue-multitudes-2006-3-page-51.htm.

[47] Pour une analyse détaillée du discours de Poutine, voir ce remarquable article de Wiktor Stoczkowski dans Desk Russie : https://desk-russie.eu/2022/10/14/poutine-a-t-il-declare-la-guerre.html.

[48https://www.lemonde.fr/afrique/article/2022/07/26/le-chef-de-la-diplomatie-russe-en-tournee-pour-rassurer-et-soigner-ses-partenaires-africains_6136152_3212.html.

[49https://www.lhistoire.fr/dans-la-t%C3%AAte-de-recep-tayyip-erdogan.

[50https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/200518/en-inde-etre-philosophe-peut-conduire-la-mort.

[51https://www.lemonde.fr/international/article/2022/10/14/l-occident-ennemi-designe-de-la-chine_6145809_3210.html.

[52https://aplutsoc.org/2022/12/24/la-multipolarite-le-mantra-de-lautoritarisme-par-kavita-krishnan/.

[53https://www.e-flux.com/notes/457576/decolonialism-and-the-invasion-of-ukraine.

[54https://zaborona.com/en/why-does-russia-still-think-in-imperialist-categories-and-does-not-recognize-the-agentivity-of-ukrainians-what-is-subaltern/.

[55] F. Escalona et J. Confavreux, https://www.mediapart.fr/journal/international/271122/ukraine-cette-gauche-qui-n-rien-appris.

[56https://courrierdeuropecentrale.fr/taras-bilous-une-grande-partie-de-la-gauche-prefere-une-approche-plus-imperialiste-exigeant-que-loccident-decide-pour-nous/.