Analyse. La guerre en Ukraine a fait entrer les relations économiques sino-russes dans une nouvelle ère

Longtemps limités à une proximité politique, les relations entre Pékin et Moscou sont de plus en plus équilibrées, analyse un professeur chinois de relations internationales dans les colonnes du “Lianhe Zaobao”. Depuis février 2022, les échanges économiques entre les deux pays ont connu un accroissement phénoménal.

Le 21 mars, Xi Jinping effectuait une visite d’État en Russie, son premier déplacement à l’étranger depuis sa confirmation pour un troisième mandat à la présidence de la République, en mars. En 2013, il avait également choisi la Russie comme première étape d’une tournée à l’étranger après sa première élection à la présidence. Voilà qui en dit long sur l’amitié et les liens étroits qui unissent la Chine et la Russie depuis dix ans.

Depuis l’établissement d’un partenariat stratégique entre la Russie et la Chine, en 1996, la communauté internationale ne considère pas d’un très bon œil cette relation bilatérale. Elle a été qualifiée d’“amitié forcée”, nouée sous la pression extérieure [l’isolement par les États-Unis], et elle est vue comme ayant peu de chances de perdurer compte tenu de la faiblesse de sa dynamique propre. La “froideur” relative des relations économiques comparée à la “chaleur” des relations politiques semblait la meilleure preuve du caractère “bancal” des liens entre la Chine et la Russie.

Cependant, le traité de bon voisinage, d’amitié et de coopération, signé en 2001, a inscrit dans le droit le partenariat stratégique entre les deux pays et leur idéal pacifique d’une “amitié durable à travers les générations, sans jamais être ennemis”. En 2019, avec le renouvellement du traité pour vingt ans, on est passé au cran supérieur avec un “partenariat stratégique global pour une nouvelle ère”. Les échanges commerciaux dépassaient la barre des 100 milliards de dollars [91,5 milliards d’euros], avant d’atteindre le chiffre record de 190 milliards de dollars [174 milliards d’euros] en 2022. Cette année, les deux pays ont déclaré que le partenariat “a franchi un cap historique et ne cesse de se développer”.

Une phase d’expansion fulgurante

Depuis 2019, les relations sino-russes ont commencé à changer sur le fond, la récente visite de Xi Jinping en Russie marquant l’achèvement de leur métamorphose, qui se traduit en trois points.

Tout d’abord, leur socle économique et commercial n’a jamais été aussi solide. Depuis 2019, les relations sino-russes dans le domaine économique [dont le déséquilibre est en faveur de la Russie] sont entrées dans une phase d’expansion fulgurante, comme en témoigne l’augmentation stupéfiante des échanges commerciaux en trois ans. La Russie [principal fournisseur d’énergie de la Chine] est désormais le huitième partenaire commercial de la Chine (les sept premiers étant les États-Unis, le Japon, la Corée du Sud, le Vietnam, l’Allemagne, l’Australie et la Malaisie). Mais au premier trimestre de cette année, les échanges commerciaux entre la Russie et la Chine ont bondi pour atteindre 53,8 milliards de dollars [49,3 millions d’euros]. Si ce rythme de croissance se maintient au cours des trois trimestres restants, les échanges russo-chinois devraient aisément dépasser la barre des 200 milliards de dollars [183,4 milliards d’euros] dans l’année, et la Russie devrait se hisser au rang de quatrième partenaire commercial de la Chine.

La Chine et la Russie explorent par ailleurs activement d’autres possibilités de coopération économique et commerciale. Ainsi, en février, la Russie a proposé à la Chine de développer ensemble l’île Heixiazi [ou Bolchoï Oussouriisk, une île sédimentaire au confluent des fleuves Oussouri et Amour divisée entre la Chine et la Russie sur leur frontière orientale].

Une dédollarisation au profit du yuan

Deuxième point : on n’avait jamais observé une coopération financière aussi poussée entre la Russie et la Chine. Avant les sanctions financières imposées à la Russie par les États-Unis et d’autres pays occidentaux en 2022, personne, même parmi les plus audacieux, n’aurait osé imaginer que le yuan puisse devenir la monnaie la plus échangée en Russie en février. En effet, ce mois-là, la Bourse de Moscou a vu le volume des transactions en yuans dépasser pour la première fois celui des transactions en dollars, respectivement à 1 480 milliards de roubles [17,6 milliards d’euros] et 1 420 milliards de roubles [16,9 milliards d’euros]. Toujours en février, la part du yuan dans le total des transactions de change en Russie a fortement augmenté, pour atteindre 40 %, soit légèrement plus que le dollar (38 %) et une part bien supérieure à celle de l’euro (21,2 %).

Un an plus tôt, le dollar américain représentait 87,6 % des transactions, l’euro 11,9 % et le yuan seulement 0,32 %. Dans les mois à venir, la part des échanges commerciaux russes réalisés en yuans devrait continuer à augmenter. Cela découle à l’évidence de la volonté de dédollarisation de la Russie, en réaction aux sanctions occidentales après le déclenchement de la guerre en Ukraine.

À l’heure actuelle, l’internationalisation du yuan n’est pas un but poursuivi de manière déterminée, mais la Chine ne laissera naturellement pas passer une si belle occasion d’avancer dans ce sens par provision, l’environnement international étant marqué par la crainte de nombreux pays de subir des sanctions financières américaines. Du fait de leur complémentarité stratégique dans le secteur financier, la Chine et la Russie ont décidé d’élever le niveau de leur coopération financière et d’augmenter peu à peu, pour s’adapter aux besoins du marché, la part des règlements en monnaie locale dans leurs échanges commerciaux bilatéraux, investissements, prêts et autres transactions.

Les marques chinoises compensent les départs de Russie

Enfin, il faut noter que la rationalisation de la structure des échanges entre les deux pays se poursuit. En 2022, à la suite des sanctions d’une sévérité sans précédent infligées par l’Occident à la Russie, les besoins de celle-ci en produits chinois ont explosé. Plus de mille entreprises se sont retirées du marché russe l’an dernier à cause des sanctions occidentales. Elles étaient surtout présentes dans les secteurs des industries manufacturière et électronique, où les produits chinois ont rapidement comblé le vide qu’elles ont laissé.

Ainsi, après le retrait de Mercedes-Benz du marché russe, on peut s’attendre à ce que Hongqi [“Drapeau rouge”, la marque chinoise de voitures de luxe d’inspiration soviétique créée en 1958 et relancée dans les années 2000] prenne sa place. La part des automobiles chinoises sur le marché russe des voitures neuves est passée de 10 % à 38 % l’an dernier. Les boutiques de marques chinoises Li-Ning et Anta ont remplacé des comptoirs de marques occidentales comme Adidas ou Nike. Dans les centres commerciaux russes d’appareils ménagers et électroniques, Huawei, Xiaomi et Vivo sont omniprésentes. Et pour mieux optimiser encore l’ensemble de la structure des échanges commerciaux russo-chinois, les deux pays ont profité de la visite de Xi Jinping en Russie pour signer un projet portant sur le développement des orientations clés de la coopération économique russo-chinoise à l’horizon 2030.

En conclusion, on peut dire que, depuis 2013, la Chine et la Russie ont réussi à conserver des relations amicales et stables de partenariat stratégique global. Si les sources d’énergie restent au cœur de leurs échanges, sous l’effet de forces extérieures, leur coopération s’est brusquement intensifiée dans les secteurs commerciaux et financiers, avec une nette amélioration de la structure de leurs échanges. Les relations sino-russes sont désormais “chaleureuses” sur les plans politique et économique ; elles ont achevé leur métamorphose.

Le processus a été si rapide que la communauté internationale, du fait de l’inertie des mentalités, n’a pas encore compris que les relations sino-russes n’en sont plus à l’époque de l’“amitié forcée”, où les liens politiques chaleureux contrastaient avec la froideur des liens économiques, mais qu’elles sont bel et bien entrées dans une nouvelle ère, portées par une dynamique qui leur est propre.

Guo Bingyun, Qin Hong

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