Rachida El Azzouzi
Figure de la défense des droits des femmes en Ukraine, Kateryna Levchenko s’est lancée dans le combat féministe à l’âge de 25 ans, au sortir d’une consultation gynécologique où un médecin l’avait réduite à un organe reproductif. Trente ans plus tard, elle conseille le gouvernement ukrainien sur les questions de genre après avoir fondé et dirigé durant trois décennies l’association phare de lutte contre les violences faites aux femmes : La Strada.
Prévention de la violence domestique, renforcement de la protection des enfants, introduction de l’égalité des sexes… : Kateryna Levchenko, passée de l’activisme à la politique sans rien renier de ses engagements, a initié de nombreuses avancées législatives. Sa priorité aujourd’hui ? La prise en charge des victimes de violences sexuelles de l’armée russe, alors que la justice ukrainienne recense à ce jour plus de 8 000 crimes de guerre présumés, dont de nombreux viols (lire ici notre enquête).
Pour Kateryna Levchenko, qui candidate en juin prochain au comité des Nations unies pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, « en violant les femmes ukrainiennes, l’armée russe viole toute une société, tout un peuple ».Kateryna Levchenko (Kyiv, 6 mai 2022). © Photo Rachida El Azzouzi /Mediapart
Avez-vous des premières statistiques concernant l’ampleur des violences sexuelles commises par les soldats russes depuis le 24 février ?
Kateryna Levchenko : Nous n’avons pas encore établi de statistiques détaillées par type de crime car il est encore beaucoup trop tôt. Plusieurs organes de l’État – police, justice, services de renseignement, bureau gouvernemental d’enquête – s’emploient à leur collecte et à leur documentation.
Nous avons établi à ce stade peut-être 5 % de l’ampleur réelle des crimes sexuels. C’est peu mais c’est en fait déjà considérable, et suffisant pour affirmer que le viol est l’une des armes de guerre de la Russie contre l’Ukraine.
Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?
Les premiers recours au viol remontent à 2014, au début de la guerre dans le Donbass, mais l’usage n’était pas systémique, contrairement à aujourd’hui. Depuis le 24 février, nous avons changé d’échelle, le viol est devenu une arme quotidienne, à côté de nombreuses autres.
Une arme qui ne coûte pas cher, une arme silencieuse – les victimes ne parlent pas –, une arme de masse qui détruit non seulement les victimes mais aussi leur entourage, souvent forcé à assister à ces viols. En violant les femmes ukrainiennes, l’armée russe viole toute une société, tout un peuple. Le but est d’humilier, de dominer par la terreur mais aussi de saper la reproduction d’une nation.
Pensez-vous, comme le président ukrainien, qu’il s’agisse d’un génocide ?
Les enquêtes le détermineront. Je sais combien c’est une notion complexe sur le plan juridique. Mais il émerge des nombreuses plaintes que durant leur passage à l’acte, de nombreux soldats russes promettent à leurs victimes qu’elles n’enfanteront plus de « nazis ».
Plusieurs femmes violées sont ensuite tuées, d’autres subissent de tels traumatismes qu’elles gardent de lourdes séquelles physiques, ne peuvent plus avoir de vie sexuelle, deviennent stériles. C’est bien la reproduction qui est visée. On retrouve cela dans chaque région occupée par les Russes, Kyiv, Kherson, Kharkiv, Chernihiv...
Ces crimes sont commis avec l’approbation de toute la chaîne de commandement, des chefs militaires et politiques. Les soldats russes de la 64e brigade qui ont perpétré les atrocités à Boutcha et Irpin sont un exemple emblématique. À leur retour en Russie, ils ont été officiellement célébrés pour les crimes commis et ont reçu les honneurs et les médailles de Poutine. Cela illustre la responsabilité qui va jusqu’au président de la Russie.
Nos services ont eu accès aux appels de nombreux soldats auprès de leurs familles, à leurs communications sur les réseaux sociaux : ils sont félicités d’avoir violé, torturé, assassiné. Les soldats sont ceux qui transforment en actes, avec des armes interdites, des bombardements, des viols, les appels des politiques à raser l’Ukraine.
Comment analysez-vous ces violences de genre extrêmes ?
Nous sommes face à une spécificité russe qui dépasse le propre des conflits armés, une idéologie de la violence extrême et indistincte. Les soldats violent les femmes mais aussi les enfants, les hommes. C’est toute une culture du viol.
Les soldats russes se comportent ainsi pour plusieurs raisons. La première est l’impunité héritée du régime soviétique, qui a torturé et mis à mort des milliers de personnes. Les nouvelles générations vivent dans l’idée qu’il n’y a pas de responsabilité à être violent.
Le fait que la violence domestique ait été décriminalisée en Russie atteste aussi de cette idéologie. La violence envers les femmes, notamment, est tolérée, voire encouragée, au travers d’un culte de la masculinité très fort.
L’idéologie de la Russie, du « monde russe », c’est celle d’un monde en opposition avec toutes les valeurs des droits humains, de respect des droits des femmes et des minorités. On ne voit en Russie dans la femme qu’un outil de reproduction, une machine à bébés dans un monde patriarcal.
Cette idéologie basée sur une violence sans limites et cette vision du monde reléguant les femmes au second plan sont dangereuses, pas seulement pour l’Ukraine mais aussi pour le reste du monde.Une famille, démunie à cause de la guerre, repart avec des draps et des vêtements offerts par une association humanitaire (région de Kyiv, Ukraine, mai 2022). © Photo Rachida El Azzouzi /Mediapart
La guerre complique, entrave la preuve. Comment enquêter efficacement dans un tel contexte ?
C’est une mission très difficile mais elle n’est pas impossible. Nous travaillons actuellement à une harmonisation des procédures de documentation des crimes avec le parquet, la police nationale, les services de renseignement.
Nous sommes en contact étroit avec plusieurs experts non gouvernementaux, spécialistes des violences sexuelles, notamment La Strada, et l’association des femmes avocates. Nous sommes aussi en train de mettre sur pied un protocole pour les médecins et les hôpitaux, car malheureusement tous les professionnels de santé n’ont pas les bons réflexes face à une victime de viol.
On se renseigne aussi sur ce qui a marché en Sierra Leone, Bosnie, Colombie, Afrique du Sud. En 2020, on a adopté une résolution contre les crimes sexuels, mais c’était une résolution sur papier. Aujourd’hui, on doit l’actualiser pour qu’elle corresponde à la réalité du terrain. On a besoin de l’aide des organismes internationaux car il faut aller vite, nous sommes dépassés par les événements.
En Ukraine, il n’existe pas encore un système national de protection contre les violences faites aux femmes. Est-ce que les exactions commises par les Russes peuvent accélérer les réformes ?
On ne peut pas dire que rien n’a été fait mais nous n’avons pas eu le temps de réaliser amplement nos réformes. Cependant, ce que nous avons réalisé, même si ce n’est pas suffisant, nous aide beaucoup aujourd’hui à répondre aux défis. Cela montre aussi que réfléchir aux politiques à travers le prisme du genre porte ses fruits.
La promotion, par exemple, de la féminisation des postes au sein de la police nationale, du parquet, des services de renseignement nous permet d’avoir énormément de femmes opérationnelles dans ces services qui peuvent parler aux victimes avec une meilleure approche que leurs collègues masculins.
Plusieurs budgets – 10 millions de dollars l’an dernier et 15 millions étaient prévus cette année – ont été adoptés pour construire des refuges et des centres d’aide pour les victimes de violence domestique. Malheureusement, beaucoup ont été détruits par les bombardements. Il va falloir les reconstruire.
Il nous faut encore améliorer la législation. Elle est encore insuffisante sur le plan du viol, des violences sexuelles. C’est ma mission d’aider à améliorer la législation et les politiques gouvernementales pour les adapter aux meilleures pratiques internationales.
Le silence est déjà à l’œuvre. Nombre de victimes et de proches ne souhaitent pas parler pour ne pas aliéner, notamment, leur futur dans une société où le viol est tabou. Comment percer le mur de silence ?
C’est un grand problème. Le silence n’est pas seulement dû au tabou et à la honte, il est aussi dû aux traumatismes, à la douleur personnelle immense qui font que la victime se referme sur elle.
Il est essentiel d’avoir un système de prise en charge de la victime pour qu’elle se sente en confiance et puisse s’ouvrir. C’est à la fois offrir une aide médicale, psychologique, légale, mais aussi offrir un réseau de bonnes personnes au niveau local qui sachent s’adresser aux victimes, qui parlent leur langue et qui puissent les convaincre et les accompagner dans les démarches pour briser ce mur de silence.
Il faut que dans les villages, les autorités soient sensibilisées aux violences sexuelles pour encourager la parole à se libérer.
Comment faire en sorte que justice soit rendue, alors que les processus sont complexes et longs, que ce soit au plan national ou international ?
Il est important d’aider les victimes dans leur quête de justice devant les juridictions nationales et internationales mais aussi au sein de notre société, qui doit les reconnaître et les respecter. Cela passe par un processus de réparation morale et matérielle, mais aussi par la création d’un climat sain dans le pays et dans le monde envers les victimes de violences sexuelles, qui sont d’abord des survivantes de violences extrêmes.