On lit le Monde diplomatique pour vous

Author

Vincent Présumey

Date
October 30, 2022

Commentaire brut du dossier du dernier "Monde Diplo" de novembre sur la guerre (un petit résumé analytique partial et orienté pour que chacun se fasse une idée) :

A) Pour la toute première fois le Diplo parle "vraiment" de cette guerre (plusieurs n° n'en disaient pratiquement pas un mot, et Pierre Rimbert nous avait servi les "nazis ukrainiens" en mars, puis il répète à chaque fois que la propagande règne en Occident et qu'on ne peut pas s'exprimer ...) : un titre avec un début d'article en 1° page ("Dossier : Ukraine, L'escalade. Une gauche désarmée.") et 6 pages à l'intérieur.

A l'évidence ils tentent d'affirmer qu'ils tiennent la route sur le sujet suite aux critiques qu'ils ont dû essuyer dont celles venant du côté internationaliste pro-ukrainien.

B) Le dossier est construit autour d'un gros article-leader de Serge Halimi, "Une gauche désarmée face à la guerre", bordé d'encadrés au fort parfum campiste (l'un suggère même que les ukrainiens ont saboté North Stream II ...), d'un billet de P. Rimbert où il répète sa rengaine habituelle, et de deux articles complémentaires, l'un d'Hélène Richard sur les sanctions et l'autre de Ilioné Schultz sur le viol comme arme de guerre. A tout cela s'ajoutent deux pages "historiques" sur la guerre de Crimée et sur Marx et la Russie. J'ai tout lu et je peux vous dire que TOUT est biaisé. Mais celui qui parcourt le tout en vitesse aura l'impression d'une traitement "équilibré" ... Donc, voyons tout cela.

C) L'article central de Serge Halimi part d'un constat et est dirigé en vue d'une conclusion.

Le constat ne manque pas de sel : alors que "de Jean Jaurès à Aristide Briand, de Lénine à Clara Zetkin" la gauche faisait des grandes manifs contre la guerre quand celle-ci frappait à la porte (soi-dit en passant, pour A. Briand, c'est faux), aujourd'hui plus rien. S. Halimi ne compte aucune manif pro-ukrainienne comme étant une "manif de gauche contre la guerre".

La conclusion est qu'il faut négocier tout de suite afin de transformer la guerre en un "conflit gelé", reposant sur deux points centraux : la Crimée doit rester à la Russie et il faut arrêter de parler de renverser ou de juger Poutine. "Les Occidentaux qui aident l'Ukraine" doivent lui faire comprendre cela.

Entre le constat et la conclusion, S. Halimi déroule un développement que l'on peut résumer ainsi. La "gauche" est tétanisée parce qu' "on" nous présente Poutine comme un second Führer ce qui est un "rôle assigné" (S. Halimi ne dit pas par qui mais on comprend bien que c'est par les maitres du monde "occidentaux"). Figurez-vous bien qu'il est "interdit"(sic) de dire quoi que ce soit contre "la toge immaculée de l'Occident" (sans blague, le Diplo est réduit à la clandestinité ?). En fait, Poutine fait ce que G.W. Bush a fait en Irak - la comparaison n'est pas stupide mais, chez S. Halimi, elle recouvre le silence total sur ce qu'est le poutinisme et le rashisme. Et puis, c'est une "succession de provocations" qui l'ont conduit à faire ce qu'il fait : russophobe inconscient à sa façon, S. Halimi ignore toute motivation proprement impérialiste russe dans les actes de Poutine. S'ensuit un éloge de la diplomatie secrète qui, en 1962, aurait évité la guerre nucléaire au monde (quand Khrouchtchev et Kennedy se parlaient par dessus Castro, donc).

Le problème, poursuit S. Halimi, c'est que "la gauche" ne fait rien pour aider. Soit elle est rallié à "l'union sacrée" avec l'OTAN, elle est "atlantiste", avec, comme figure paradigmatique de la gauche atlantiste d'union sacrée : "Edwy Plenel", qui déjà était atlantiste contre la Serbie au Kosovo ... ou alors - c'est à cela que semble aller les faveurs de S. Halimi- la gauche est "non alignée" et, dans les pays du Sud, "campiste" en faveur de Poutine (S. Halimi reprend deux fois le terme, toujours entre guillemets) alors que, tout de même, "on a presque scrupule à énoncer cette évidence", une victoire russe ne ferait, certes, pas le jeu de l'OTAN, mais elle ne serait pas "progressiste" (ouf ! défense de rire !).

Au passage, S. Halimi a donc posé les éléments de langage pour pouvoir dire "moi je ne suis pas campiste" un peu comme Mélenchon avec ses bons opposants russes, et au même moment. Il se paye même le luxe de citer Stathis Kouvélakis et Vladislav Starodubtsev (du Sotsialnyi Rukh) qu'il désigne par erreur comme faisait partie des "libertaires ukrainiens" comme critiques de ce campisme. Très habile ... Poursuivons.

Donc, CQFD : il faut que ni l'un ni l'autre ne gagne, car une victoire russe ne serait pas progressiste, on l'a vu, et en plus la Russie a déjà perdu, mais une victoire ukrainienne serait une chose épouvantable puisque ce serait une victoire de l'OTAN.

Remarquons ce qui est entre les lignes : si la Russie " a déjà perdu son pari", c'est en fait la défaite russe qu'il faut éviter, et c'est en raison des premières défaites russes que paraît cet article.

D'où la conclusion que j'ai présentée ci-dessus : il faut que les "occidentaux", vers lesquels en fait se tourne S. Halimi pour le compte de la Russie, contraignent l'Ukraine et tous les exaltés à renoncer à punir Poutine et à lui garantir la Crimée. La gauche devrait militer pour cela !

En somme, si Lénine et Aristide Briand vivaient, S. Halimi les emmènerait à la manif pour laisser la Crimée à Poutine !

Une remarque : notre génial conseiller des "occidentaux" ne dit pas un mot du Donbass.

D) L'article d'Hélène Richard sur les sanctions n'a pas un très grand intérêt. Or, son auteure a écrit d'assez bonnes choses sur l'Ukraine à d'autres époques. Là, elle est alignée sur Halimi et Rimbert et ne fait donc que répéter en termes techniques que les sanctions sont à la fois cruelles et inutiles, comme envers l'Iran, etc., sans rien voir de la spécificité du fractionnement mondial engagé actuellement. Elles conclue en disant qu'en Afghanistan ou en Afrique, les sanctions envers la Russie "tuent déjà". Pas un mot sur le chantage poutinien sur les céréales qui, apparemment, n'a tué et ne tue personne. Et le sommet est atteint quand elle loue Jair Bolsonaro, pourtant "d'extrême-droite", dénonçant les sanctions envers la Russie ...

E) L'article de Ilioné Schultz sur les viols est très, très ambigü. Si on le lit de près, on voit que tout ce qui concerne les viols actuels commis par l'armée russe est au conditionnel, qu'une place totalement disproportionnée est faite aux enquêtes antérieures concernant les viols commis par "les deux parties" dans le Donbass en 2014, que l’État et l'armée ukrainiens sont présentés comme ne voulant pas faciliter enquêtes et reconnaissance, que Butcha n'est cité que vers la fin à propos de la décoration d'"auteurs présumés d'exactions, dont des viols", par Poutine, et qu'il n'y a pas un mot, comme dans tout ce Diplo et comme dans tous les n° du Diplo, sur les positions ouvertement génocidaires du pouvoir russe. Les conflits et contradictions dans l'appareil d’État ukrainien sur l'attitude à adopter intéressent beaucoup plus l'auteure. Le lecteur lambda en retirera l'impression que cette guerre est bien sale des deux côtés et que les ukrainiens, d'une façon générale, ne sont pas très nets : les viols sont un fait général, c'est bien triste, mais toute amorce d'une réflexion sur la spécificité des viols de masse dans la guerre telle que conçue par Poutine, comme toute référence à la Tchétchénie ou à la Syrie, sont totalement absentes.

Un mot est absent comme dans tous les n° du Diplo depuis février 2022 : "Marioupol".

F) Le dossier "historique" lui-même prête pour le moins à discussion. L'article de Marie-Pierre Rey sur la guerre de Crimée relate les faits, mais passe complétement à côté de leur relation à la révolution de 1848 et à la forme prise contre elle par la contre-révolution, avec le bonapartisme en France et l'intervention tsariste en Hongrie, clef en fait, pour comprendre la guerre de Crimée comme "fausse guerre" sanglante et piétinante de substitution.

Or, telle était l'approche de Marx, contre lequel nous avons l'article de Jonathan Sperber, auteur d'une bio de Marx intitulée "Karl Marx, homme du XIX° siècle". Marx y apparait comme complétement pris par le mythe très "XIX° siècle" de la guerre révolutionnaire contre la Russie, et, de plus, comme s'étant entiché d'une théorie complotiste à propos du premier ministre anglais lord Palmerston. Au passage, ce biographe de Marx commet une grosse erreur, en écrivant que ses articles contre Palmerston dans The Free Press ont été édités après sa mort par Eleanor Marx sous le titre "Histoire secrète de la diplomatie au XVIII° siècle". En fait, ce titre est celui d'un autre travail de Marx, et ses articles contre Palmerston ont été édité de son vivant, sans son nom, et furent son plus grand succès éditorial, qui ne lui a rapporté ni une livre ni un kopeck.

On dirait, en fait, que le Diplo a voulu aller jusqu'à lancer une escarbille sur Marx pour combattre la "russophobie" ! Un conseil : relire Marx, plutôt que le Diplo, sur la Russie, aujourd'hui, est très stimulant ...