L’urgence ukrainienne

Author

Vincent Présumey

Date
July 1, 2022

Un peu plus de quatre mois après l’ouverture d’une grande guerre en Europe, le 24 février dernier, un premier bilan s’impose du point de vue des partisans de l’émancipation sociale. En France, il s’impose d’autant plus que ce sujet, après avoir servi à Macron à éviter les confrontations politiques lors de la présidentielle, trop occupé qu’il disait être par ses longues conversations avec Poutine, a été, il faut bien le dire, occulté par les forces politiques prenant part à la campagne des législatives.

Les mots sont importants : plutôt que « guerre en Ukraine », nous devrions nommer la guerre impérialiste de Poutine contre l’Ukraine. Le 24 février au petit matin, Biden ou Macron ne donnaient pas plus cher, en réalité, que Poutine, de la résistance ukrainienne. Biden, au fait de ce qui se préparait, ne comptait pas sauver les Ukrainiens, mais isoler économiquement et financièrement la Russie.

C’est là le fait majeur, progressiste, révolutionnaire : la levée en masse d’un peuple, sa résistance armée, et non armée, avec 20 % de femmes dans l’armée, 30 % dans les unités de la Défense territoriale, les manifestations de masse dans les zones occupées, l’opposition frontale des russophones à l’occupation russe et l’affirmation de leur appartenance nationale et démocratique ukrainienne, avec l’affirmation des identités tatares, juive ou rom parmi elles et parmi eux. Ne l’oublions jamais.

C’est sur la base de ce grand évènement du siècle que Zelensky, jusque là président « anarcho-capitaliste » et ancien acteur, a d’un coup changé de stature, refusant d’être évacué et disant à Biden qu’il avait besoin d’armes et pas d’un taxi.

Avec cette levée en masse, ce furent aussi les milliers de désertions russes et le piétinement des colonnes de chars, de probables mutineries dans la flotte en mer Noire, les manifestations antiguerre en Russie, l’affirmation du Réseau Féministe Antiguerre russe, les sabotages de voies ferrées en Bélarus. Ne l’oublions jamais.

C’est dans ce moment clef que s’est formé en Europe le RESU, Réseau de Solidarité avec la Résistance Ukrainienne, en relation avec une jeune organisation de gauche ukrainienne, le Sotsialnyi Rukh (Mouvement Social).

Poutine a donc échoué à s’emparer de l’Ukraine et à l’asservir.

Il est alors passé à la seconde phase, concentrée contre le Donbass.

Lors de l’évacuation russe des zones temporairement occupées dans le Nord du pays, les massacres, pillages et viols ont été révélés : Butcha. La dynamique génocidaire de cette guerre est avérée, puisque la nation ukrainienne, « invention de Lénine », n’existe pas et ne doit pas exister. Et huit années de propagande et de fakes sur les réseaux sociaux, submergeant bien des militants « de gauche » en « Occident », à propos des « nazis ukrainiens », ont vu se révéler là leur finalité. Cela non plus, ne l’oublions jamais.

La seconde phase de la guerre a commencé avec la prise d’Izium, visant à placer dans un étau la partie non occupée du Donbass en 2014, cependant que l’armée ukrainienne parvenait encore à repousser directement l’armée russe à l’Est et au Nord de Kharkiv.

Deux gros foyers urbains et industriels sont en voie d’encerclement : celui de Sloviansk et Kramatorsk et celui de Severodonetzk et Lissytchansk. Ce dernier, le plus à l’Est, est en train d’être détruit et occupé par l’armée russe, malgré une souplesse tactique supérieure de l’armée ukrainienne, qui a su évacuer temporairement Severodonetzk début juin pour y piéger l’armée russe dans un premier temps. Mais celle-ci a une énorme supériorité en matière d’artillerie et procède par la destruction systématique et totale des zones qu’elle prétend « libérer ».

Le facteur clef de l’échec initial de Poutine n’a pas consisté dans les livraisons d’armes « occidentales », principalement américaines, mais dans cette levée en masse du peuple ukrainien. La question des armes devient de plus en plus cruciale. Les livraisons ont augmenté et, quel que soit le bruit fait autour des quelques canons français à haute technicité, les « Caesars », il s’agit essentiellement des livraisons nord-américaines. Or, celles-ci sont calibrées pour faire durer la guerre, mais pas pour assurer une victoire ukrainienne.

D’autre part, l’isolement économico-financier de la Russie n’est que partiel. La déconnexion de banques russes du système international de transaction financières « Swift » et le gel des avoirs de la Banque centrale russe ont été les deux premières mesures-clef, récemment complétées par un embargo sur l’or par les États-Unis, le Canada, le Royaume-Uni et le Japon. Les restrictions sur les hydrocarbures n’empêchent pas que les sommes payées par le même « Occident » à la Russie pour ceux-ci depuis le 24 février excèdent largement le totaux de toutes les « aides à l’Ukraine » réunies, et la balance commerciale russe, avec bien moins d’achats que de ventes, est excédentaire.

Le principal résultat de la politique des « sanctions » a été en fait d’imposer un tournant à l’Allemagne, d’une part par la suspension du gazoduc North-Stream II, d’autre part par une réorientation vers un réarmement massif.

La riposte de Poutine s’est combinée au pillage des zones occupées en Ukraine et à l’empêchement des moissons : elle disloque le marché céréalier mondial, aggrave la hausse des prix, et menace de famine des pays comme l’Égypte ou le Sénégal.

Il est possible que le tout récent revers stratégique russe qu’est la reprise de l’Île aux Serpents, verrouillant les ports du Sud-Ouest et menaçant la Roumanie, ait été permis par les livraisons d’armes visant à rouvrir la route des navires céréaliers, mais c’est d’abord une victoire ukrainienne dégageant Odessa pour lui éviter le sort de Marioupol.

La seconde phase de la guerre est plus lente, mais en réalité beaucoup plus meurtrière : le cœur vivant de la jeunesse ukrainienne y perd des centaines de morts chaque jour à présent.

Et la seconde phase de la guerre, c’est aussi la chape de plomb qui s’est abattue sur la Russie, liée à une émigration considérable – 4 millions de visas de sortie depuis le début de l’année !-, et à l’arrestation des syndicalistes indépendants bélarusses du BKDP, Alexandre Iarashuk et ses camarades.

Or, passé l’élan initial, les mobilisations de solidarité marquent le pas. Fatigue médiatique ? Sans doute, mais celle-ci a une cause. Aucun grand de ce monde, aucun chef d’État d’une puissance capitaliste, ne peut partager ce que devrait être l’objectif des partisans de l’émancipation, de la gauche, du mouvement ouvrier : la défaite et donc la chute de Poutine.

Macron et Sholz susurrent qu’il va bien falloir négocier sans « humilier la Russie », confondant bien sûr la Russie et Poutine. Cela n’a d’autre sens pour eux que de lâcher à Poutine d’autres morceaux d’Ukraine. Ce que les Ukrainiens refusent bien sûr, mais qui, de plus, n’apportera aucunement « la paix ». Bien au contraire.

Car la question à résoudre n’est pas la question du Donbass, ni la question ukrainienne. C’est la question russe. Le peuple russe, et les peuples de Russie comme les Tatars, Tchétchènes, Bouriates – surreprésentés dans la soldatesque d’une armée très largement coloniale – ont besoin d’une Russie démocratique et non plus impériale, et une Russie libre et démocratique ne peut qu’être une Russie sans Poutine et qui accepte l’existence des nations indépendantes ukrainienne et bélarusse.

Cette question, les Biden, Macron, Johnson et Sholz ne veulent en rien la résoudre : rien ne leur fait plus peur que la chute d’un tyran présidentiel.

Ce tyran, de plus, menace le monde de l’arme nucléaire. Cette question fut toute chaude dans la première phase de la guerre, aggravée par l’occupation criminelle des centrales nucléaires, celle, temporaire, de Tchernobyl, et celle, qui se poursuit, de Zaporijhia, l’héroïsme des techniciens ukrainiens et de leurs syndicats nous ayant, à tous, évité le pire. Mais dans la seconde phase, elle ne s’est en réalité pas refroidie.

Outre celles qui sont dans des sous-marins, les armes nucléaires des pays de l’OTAN les plus proches de la Russie sont basées dans l’ancienne partie occidentale de l’Allemagne et en Turquie, ainsi qu’aux Pays-Bas, en Italie et en Belgique. Poutine vient d’imposer à la Biélorussie l’ installation de telles armes, et en a probablement implanté dans l’exclave russe de Kaliningrad, où des missiles Iskander susceptibles d’en être équipés sont en place depuis 2008. Ce sont des dispositifs antimissiles et non des armes nucléaires qui se trouvent en Pologne et République tchèque. Beaucoup plus que du fameux « encerclement de la Russie » par l’OTAN, il convient donc de parler d’un encerclement des pays baltes par la Russie. Or, les bruits de botte russes augmentent dans ce secteur, ainsi qu’envers l’archipel arctique norvégien des Svalbard/Spitzberg.

Les partisans de l’émancipation sociale doivent s’opposer à tout emploi de ces armes qui ne sauraient qu’avoir les pires conséquences. Chasser Poutine et dénucléariser le monde sont à présent des objectifs liés. Ce ne sont évidemment pas ceux de l’OTAN.

Le sommet de l’OTAN se termine ce jour à Madrid. Poutine pousse les pays voisins à vouloir entrer dans l’OTAN. La Finlande et la Suède sont admissibles, sous réserve d’accorder à Erdogan l’expulsion des réfugiés kurdes, du PKK mais aussi des autres courants politiques kurdes. Le passage de 40 000 soldats à 300 000, en gros, dans les pays d’Europe centrale membres de l’OTAN, est annoncé. La Russie est qualifiée de menace principale en Europe (difficile de dire moins), mais la Chine reste dans le viseur global.

Le sommet de l’OTAN n’apporte donc aucune perspective ni de victoire ukrainienne, ni de renversement de Poutine, ni de résolution démocratique des conflits. Prévisible. Mais les manifestants de gauche anti-OTAN de Madrid non plus : leur slogan « Non à la guerre, Oui à la paix », n’est pas un slogan pacifiste car il signifie pour les Ukrainiens la guerre, les pillages, les massacres, les viols, le génocide.

Il est temps, il est grand temps, que la gauche « occidentale » admette que les Ukrainiens, ça existe, et que la gauche ukrainienne existe, et qu’ils l’écoutent et apprennent d’elle. Que nous disent nos camarades ukrainiens du Sotsialnyi Rukh, qui, ayant de 19 à 30 ans et dont plusieurs, Tarass Bilous, Maksim Osadchuk, sont sous les armes, qui sont maintenant plus expérimentés que nous depuis les quatre derniers mois ?

Le plus jeune du noyau animateur, la « rada du Sotsialnyi Rukh », Vladislav Starodubtsev, dans une interview, nous appelle à militer pour armer les ukrainiens en visant le désarmement global et la dissolution de toutes les alliances militaires : pas de relance de l’industrie d’armements, agissez pour imposer à vos gouvernements qu’ils livrent ce qu’ils ont au lieu de vendre à l’Arabie saoudite, et nous nous servirons sur place de ces armes !

Nos camarades nous appellent à faire campagne pour l’abrogation de la dette extérieure ukrainienne au même titre que celle de la Grèce ou des pays d’Amérique latine, la meilleure de toutes les aides économiques et humanitaires !

Ils nous appellent à approuver la demande d’adhésion de l’Ukraine à l’UE qui dynamite dans son principe les règles ordolibérales des traités de Rome et de Maastricht en posant l’exigence d’une libre union démocratique des peuples d’Europe !

Ils nous appellent à exiger l’expropriation des biens des oligarques russes, première étape montrant qu’on peut exproprier « les corbeaux et les vautours » comme le dit une vieille chanson !

Ils nous appellent à soutenir l’exigence des syndicalistes ukrainiens d’abrogation des lois libérales et notamment de la réglementation scélérate des licenciements en Ukraine, qui permet aux patrons de suspendre les contrats de travail en pleine guerre, contre tous les besoins de la défense territoriale !

Ils nous appellent à diffuser et signer les pétitions exigeant le droit d’avorter aux femmes ukrainiennes réfugiées en Pologne, comme à toutes les femmes en Pologne, et à faire du combat contre Poutine une dimension clef du combat mondial des femmes contre le machisme et le patriarcat !

Ils nous appellent à lier l’exigence d’accueil de tous les réfugiés d’Ukraine à celui des réfugiés et des migrants en général !

Ils nous appellent à exiger l’arrêt des livraisons d’hydrocarbures russes non pour les remplacer par du gaz liquide américain mais pour aller vers l’arrêt de la combustion du gaz et du pétrole et un vrai arrêt de l’aggravation du réchauffement climatique !

Il est temps, maintenant, de les écouter, et d’en prendre de la graine.

Urgence ukrainienne, urgence sociale, urgence climatique, même combat !