Vincent Présumey
« Campisme » : ce terme est à présent banalisé, car il désigne le problème principal que rencontrent les mobilisations en défense du peuple ukrainien dans le monde. L’idée selon laquelle la guerre de Poutine visant à la destruction de l’Ukraine serait justifiée par la pression exercée sur la Russie par l’OTAN, ou la représentation niant qu’elle est une guerre impérialiste visant à écraser une nation opprimée et serait directement une guerre entre puissances impérialistes, faisant de l’Ukraine un pur fantôme, ou la crainte que les États-Unis, l’OTAN ou l’UE puissent tirer profit du soutien au peuple ukrainien, passent pour en être des expressions diverses qui se combinent entre elles. Cependant, s’il ne s’agissait que de cela, le problème pourrait être rapidement résolu par la discussion dans l’action. Il arrive d’ailleurs que, particulièrement dans les pays ayant connu ou connaissant une oppression impérialiste dite de nature « occidentale » – Amérique du Sud, Grèce, zone de domination française en Afrique …- de tels sentiments, réactions spontanées et interrogations tout à fait normales se produisent parmi les exploités et les opprimés à propos de cette guerre, mais elles sont le plus souvent utilisées, manipulées et exagérées par les forces politiques « campistes » proprement dite.
La tendance à percevoir les ennemis lointains de nos ennemis immédiats comme des amis possibles est certes tout à fait explicable. Mais le campisme, qui s’en sert, est autre chose.
Concrètement, le « campisme » désigne non pas la tendance à préférer soit un camp impérialiste, soit un autre, mais bien la tendance à ne considérer comme « impérialistes » que les seuls Etats-Unis et leurs alliés (Europe occidentale, Japon), la Chine, la Russie, ainsi que les régimes iranien ou vénézuélien, etc., étant tenus pour « anti-impérialistes » par essence.
Une telle représentation fétichiste ne provient pas du tout du réflexe de populations exploitées et opprimées par les impérialismes « occidentaux » à s’opposer en premier lieu à leurs exploiteurs et oppresseurs les plus directs (« l’Occident » est d’ailleurs un terme parfaitement fétichiste lui-même). Ce réflexe là est naturel et ne comporte pas, par lui-même, de raisons poussant à s’allier à des exploiteurs et des oppresseurs a priori plus « éloignés », voire adversaires des premiers, si ce n’est pour utiliser leur aide à un moment donné, en sachant d’ailleurs que cette aide est intéressée et limitée (c’est d’ailleurs là, aujourd’hui, exactement l’état-d ’esprit des ukrainiens à une échelle de masse, envers l’OTAN !).
Non, le campisme est le choix d’un camp impérialiste, présenté comme « anti-impérialiste », à savoir le camp tenu pour anti-américain. Qu’il s’agisse de la CGIL réformiste italienne, du KKE néostalinien grec, de Stop the War coalition en Grande-Bretagne, nous avons affaire à des appareils politiques qui, sous les mots de « combat pour la paix », soutiennent en réalité l’un des impérialismes – le russe. Leur lutte contre l’armement se limite à vouloir, dans la pratique, que les ukrainiens seuls soient désarmés, et donc à militer, dans les faits sinon dans les mots hypocrites, pour qu’ils se fassent massacrer. On comprend qu’il y a là un sérieux obstacle à tout combat unitaire contre la guerre de Poutine !
La position abstraitement « non-campiste » du « ni-ni », ni la Russie ni l’OTAN voire « ni Poutine ni Zelenski », parfois adoptée par des courants qui sentent le problème mais ne veulent pas l’affronter, intimidés par l’hégémonie des campistes d’extrême-gauche, de gauche, de droite et d’extrême-droite comme par exemple en Italie, est totalement impuissante à combattre cette orientation en réalité pro-impérialiste (russe), et elle fait son jeu, puisqu’elle accepte la croyance selon laquelle l’OTAN fait la guerre à la Russie en Ukraine et refuse l’armement du peuple ukrainien. Le « ni-ni » n’est pas une sortie du campisme, c’est sa caution.
Bien entendu, une analyse sérieuse des réelles contradictions et des risques de guerre inter-impérialiste est nécessaire pour surmonter l’ensemble de ces graves problèmes politiques. Une telle analyse exige de balayer le fétichisme des prétendus « anti-impérialistes » qui, d’une manière qui ne relève plus seulement de la politique, mais de la psychiatrie, voient aujourd’hui des fausses guerres à la place des vraies : ils ont fantasmé une intervention américaine massive contre « la Syrie » au moment où c’était l’impérialisme russe qui bombardait Alep comme l’impérialisme nord-américain avait bombardé Hanoï (et pourtant l’aide américaine au PKK-YPG ne les a pas fait bondir !), et certains fantasment une intervention militaire massive de l’OTAN en Ukraine. Ceci interdit toute analyse sérieuse de la fracturation en cours du marché mondial qui, amorcée depuis des années, passe aujourd’hui à la vitesse supérieure avec les « sanctions » contre la Russie, qui se font au prétexte de la guerre en Ukraine, mais ne s’y identifient nullement. J’ai par ailleurs tenté de traiter cette dimension globale dans un autre article.
Comprendre les questions nationales et la réalité fondamentale du combat contre l’oppression nationale, question que l’époque de l’impérialisme et, comme on dit, de la « mondialisation capitaliste », n’annule pas du tout, mais exacerbe tout au contraire, est également une nécessité. Il faut donc revenir sur la place centrale, et pour cette raison occultée, de la question nationale ukrainienne dans l’histoire révolutionnaire du XX° siècle, y compris en donnant, tout simplement, connaissance, aux militants d’aujourd’hui, de pans entiers de cette histoire que les supposés meilleurs historiens, très souvent, ignorent complétement et grossièrement.
Remarquons d’ailleurs que, lorsque des campistes d’aujourd’hui étaient des défenseurs de la cause vietnamienne ou de la cause cubaine contre l’impérialisme nord-américain, ils n’avaient alors généralement pas saisi non plus la place centrale des questions nationales vietnamienne ou cubaine dans les révolutions et les guerres ayant motivé leur mobilisation « anti-impérialiste », mais avaient pris le Vietnam ou Cuba pour des composantes du « camp socialiste », voire pour l’aile marchante de ce camp susceptible d’en redresser les tares par la magie du fusil.
Dans une assez large mesure, la force et la prégnance du campisme favorable aux impérialismes russe et chinois s’expliquent par la continuité d’avec le poids du stalinisme au XX° siècle. Le campisme est bien l’héritier du stalinisme.
Le bilan des révolutions avortées de la période 1987-1993 dans le bloc soviétique, ainsi qu’en Chine (Tien An-Men), n’a pas été fait et cette période n’est pas digérée. Or, les révolutionnaires ont besoin d’un passé pour se tourner vers l’avenir.
La perception commune du XX° siècle mélange inextricablement la plus grande poussée révolutionnaire et émancipatrice qu’il a connu, à savoir la révolution d’Octobre 1917, et le stalinisme, et consiste souvent dans la croyance que, malgré les critiques partielles ou approfondies qui en sont faites, les États ayant pris la même forme que l’URSS (outre celle-ci, la zone satellite d’Europe centrale, la Yougoslavie et l’Albanie, la Chine, l’Indochine, la Corée du Nord et Cuba, une liste que certains ont parfois allégrement allongée), ont véhiculé, par essence, des ferments révolutionnaires, « socialistes » ou émancipateurs.
Ce n’est pas l’idée, empiriquement exacte, qu’il puisse exister et qu’il existe des conquêtes sociales et des traditions révolutionnaires de lutte qui est en cause ici (« les relations d’Octobre vivent dans la conscience des masses », disait Trotsky, ce qui était encore vrai en URSS quand il l’écrivait, et qui doit être dit aussi, plus encore, de l’inconscience et de la semi-conscience collectives), mais c’est la croyance que ces conquêtes et traditions passent par les États et leurs appareils, police politique inclue. Qu’on les appelle ou non « États ouvriers », la croyance que malgré tout et par nature, la Russie ou la Chine ne peuvent pas être « impérialistes », ni capitalistes en fait, perdure dans bien des sectes et chez bien des intellectuels par ailleurs capables de clairvoyance, mais sur d’autres sujets.
Je ne trouve pas de meilleure analogie à ce phénomène, au plan mental, que celle du dogme catholique de la transsubstantiation : « ceci est mon corps, ceci est mon sang », même si l’Église vit de rapines, si l’évêque bénit les chars et si le chanoine est pédophile.
L’amalgame entre Octobre 17 et le stalinisme, via la croyance dans une vertu magique des États staliniens qui seraient peu ou prou « ouvriers », « socialistes », « en transition » ou « anti-impérialistes », a donc largement empêché d’intégrer à la mémoire révolutionnaire en s’en appropriant les leçons, les grands combats révolutionnaires, ouvriers, démocratiques et nationaux des années 1987-1993 dans le bloc soviétique.
Ceci a par la suite contribué à contrarier la compréhension et l’appropriation de la plus grande poussée révolutionnaire de masse qu’a connu le continent européen dans la période ayant suivi : le Maidan ukrainien, justement, en 2013-2014. Nombreux sont les camarades qui, tout à fait sincèrement mobilisés aujourd’hui contre la guerre de Poutine, disent avoir un peu de mal à propos du Maidan. Le Maidan a en fait posé la question que nous ont posé, en France, les Gilets jaunes, par avance et avec une ampleur décuplée. La lutte sociale ne s’arrête pas quand les organisations traditionnelles arrivent au bout de la course de leur trahison. En France, les Gilets jaunes ont surgi après l’implosion de « la gauche », et les expériences Mitterrand, Chirac/Jospin et Hollande. Mais le Maidan, lui, surgissait sur une terre où « la gauche » cela avait voulu dire les camps, le Holodomor et Tchernobyl !
Ceci dit, l’ignorance ou le rejet du Maidan, fournissant le terreau à la digestion de la propagande pré-génocidaire poutinienne sur les « nazis ukrainiens », est aussi allé de pair avec l’ignorance ou le rejet de tout un pan des « révolutions arabes », après que, déjà, les « révolutions oranges » aient suscité la plus grande méfiance. Que susciteront aussi, d’ailleurs, les Gilets jaunes. Autrement dit, ce sont les révolutions contemporaines, pas seulement dans les pays soi-disant « anti-impérialistes » ou anciennement « États ouvriers », mais partout, qui ont commencé à être rejetées par bien des supposés « révolutionnaires ». Voila qui nous incite à comprendre que le problème que pose le campisme a encore plus d’actualité que le seul héritage du fumier stalinien made in XX° siècle.
Certes, la manière dont les révolutions avortées dans l’ancien bloc de l’Est au tournant de la pérestroïka et de la chute du mur de Berlin, n’ont pas été saisies et digérées, a été quasi immédiatement suivie de la première guerre du golfe au nom du « nouvel ordre mondial », et 10 ans plus tard, des crimes de masse du 11 septembre 2001 qui ont permis à l’impérialisme nord-américain de se lancer dans la « guerre sans fin contre le terrorisme » et de déployer une sorte de jaillissement militaire, financier, et idéologique, à l’échelle planétaire.
Voilà qui a grandement contribué à assurer une sorte de passage de génération de l’héritage stalinien-campiste : apparemment, le monde d’après la fin de l’URSS était « unipolaire » et nous assistions à l’éruption volcanique, « disruptive », facteur de désordre global en fait, de l’impérialisme étasunien, faute d’un « camp » géostratégique qui puisse le réfréner, semblait-il à beaucoup.
En réalité, ce déséquilibre allait le plonger dans une crise très profonde, qui éclate avec le krach financier de 2008 et dans laquelle il n’a pas, depuis, cessé de s’enfoncer.
Le campisme contemporain, assez largement, consiste, dans ses formules, à répéter mécaniquement et en toutes circonstances les slogans des mobilisations de 1991 et de 2003 contre la première guerre du golfe de Bush senior, puis contre la seconde guerre du golfe de Bush junior. Les modifications centrales de la situation mondiale opérées depuis 2008, dont les « révolutions arabes » et le Maidan, n’ont pas été intégrées, comme si les compteurs avaient été arrêtés. On dirait que l’effort intellectuel et cognitif qu’ont effectué des couches militantes entières, en Europe, en Amérique du Nord et ailleurs, dans les années 1990-2000, pour saisir les fake news de Bush père puis de Bush fils, les a épuisées et les a figées dans leur découverte, qu’elles ânonnent depuis en un radotage niant tout développement révolutionnaire nouveau ou ramenant tout à leur schéma dans lequel l’expression « impérialisme américain » est un pléonasme, radotage qui fait gober à certains les fake news de Poutine, et même de Trump.
Remarquons aussi qu’il n’y pas de fatalité, dans le détail, à ce que certains courants autrefois antistaliniens mais valorisant tout de même le « monde socialiste », ou « monde stalinien », ou autre nom qu’on lui donne, soient devenus, ou non, campistes à travers les grands évènements non digérés de la fin du bloc soviétique et de tous ceux survenus depuis. Examiner le panel des courants issus du trotskysme est à cet égard assez intéressant.
Le courant « mandélien » a mal vécu la fin du bloc soviétique, la vivant comme la perte de ce qui était malgré tout un modèle, qu’il aurait fallu régénérer. Mais la IV° Internationale et son comité international, issus du Secrétariat Unifié, s’est éloignée du campisme. Elle fournit aujourd’hui un cadre large et utile de mobilisation en défense du peuple ukrainien et pour le soutien à la résistance « armée et non armée », tout en trainant un peu comme des boulets beaucoup de réticences dans certaines de ses organisations nationales, surtout « chez les latins ». Mais elle joue un rôle éminemment positif, de point d’appui, même si elle ne tente pas de formuler une stratégie révolutionnaire globale effective, qui, dans la situation présente, serait centrée sur l’objectif de battre et chasser Poutine. En particulier, elle aide à ce qu’une nouvelle génération de jeunes révolutionnaires, les animateurs du Sotsialnyi Rykh (Mouvement social) ukrainien, est en train de s’affirmer comme une force vivante et créative, y compris au plan politique et théorique, d’importance internationale.
Les appareils héritiers du lambertisme sont, eux, devenus des campistes caricaturaux : en France le POID se rapproche du registre chauvin de Lutte Ouvrière pendant que le POI explique que cette guerre a pour enjeu le gaz, comme chacun sait !
Une parenthèse : j’ai écrit registre « chauvin » et il faut l’expliciter. Ressasser « l’ennemi est dans mon pays » est une manière de trahir Liebknecht, car cela veut dire « mon ennemi à moi dans mon pays à moi », le dit ennemi se trouvant d’ailleurs souvent être plutôt « américain » (états-unien) que français, ou italien, ou espagnol, ou portugais, ou grec, ou brésilien, ou argentin. La soi-disant priorité à « l’ennemi dans mon propre pays » est une négation de l’unité mondiale de la lutte des classes. On ne combat pas l’ennemi de classe dans notre propre pays en refusant de dégager l’objectif de battre et chasser Poutine et pour cela de soutenir la résistance ukrainienne. Et si l’on relit le Lénine de Contre le courant, en 1914-1915, on le verra opposer au pacifisme abstrait la recherche d’une stratégie révolutionnaire visant à « transformer la guerre impérialiste en guerre civile » et non à se contenter de dire que la guerre, ce n’est pas bien …
Si nous poursuivons ce rapide et partiel survol, l’absence de fatalité mécanique aux évolutions politiques est également illustrée, en sens inverse, par les positions pro-ukrainiennes claires d’un courant qui avait, en son temps, symbolisé une forme de campisme, via l’alignement sur les régimes cubain et nicaraguayen, à savoir le SWP étasunien, cela depuis le Maidan.
Il sera nécessaire – je ne prétends pas du tout l’avoir fait là – de faire un peu le tableau-bilan des uns et des autres, particulièrement de ceux qui s’imaginent être des internationalistes et dénoncent les vrais internationalistes comme des agents de l’ennemi américain, car pour eux, en fait, c’est leur « 4 août », leur faillite honteuse.
Cependant, ceci sera utile et nécessaire non pas par soi-même, ce qui ne serait que de l’entomologie, mais par rapport au point principal que je veux aborder maintenant : le campisme ne peut pas se comprendre, être analysé et combattu, uniquement comme un héritage du passé, une rémanence stalinienne, une mauvaise habitude, un obstacle à surmonter. Bien que, psychologiquement et intellectuellement, le campisme consiste bien souvent dans un déni de réalité, il fait lui-même partie de la réalité contemporaine, et il y joue un rôle actif, un rôle contre-révolutionnaire. Sa puissance ne peut pas être expliquée seulement ni principalement par le poids des héritages, des croyances et des traditions, mais par cette fonction sociale pleinement actuelle.
Revenir sur le XX° siècle, sur les prétendus « États ouvriers », analyser les conflits entre impérialismes aujourd’hui, donner toute leur place aux questions nationales en général et à la question nationale ukrainienne en particulier, établir les éléments de continuité entre stalinisme du XX° siècle et campisme du XXI° siècle, ce sont là des choses nécessaires que j’ai tenté plus longuement parfois, par ailleurs, de développer, et sur lesquelles il faudra revenir. Mais il nous faut aussi intégrer tout cela dans la compréhension de la situation mondiale tout à fait contemporaine. Le campisme est un adversaire contemporain. Sa fonction contre-révolutionnaire est fondamentale et centrale, elle n’est en rien un problème périphérique ou un obstacle encombrant qu’il faudrait simplement surmonter.
Dans la mesure où le campisme n’est pas seulement la répétition de vieux schémas, mais développe aussi une grille d’analyse du monde, de prévision d’évènements et, surtout, une perspective politique mondiale, il est « géopolitique ». La « géopolitique » lui fournit références, expressions pseudo-scientifiques, et, pratiquement, sa perspective programmatique : il préconise un « monde multipolaire » dans lequel Chine, Russie, Inde, Iran …, refouleraient « l’Occident » (à savoir les États-Unis, l’Europe occidentale, le Japon, l’Australie et la Nouvelle-Zélande), tenu pour « l’impérialisme », aujourd’hui « décadent ». Dans une optique soi-disant « décoloniale », cette perspective mondiale « multipolaire » peut être présentée comme une prétendue vengeance des opprimés, qui seraient donc représentés par les États qui les dominent.
La vision géopolitique du monde est substituée à la lutte des classes, et cette substitution a opéré historiquement par le biais de l’identification de certains États au camp anticapitaliste, réduit ensuite à l’anti-impérialisme, et finalement à l’anti-occidentalisme, concentré dans l’anti-américanisme, et souvent dopé à l’antisionisme.
A l’origine de cette substitution, nous avons le stalinisme, qui a fait de l’URSS puis, dans ses avatars, de tel ou tel autre État, les incarnations technico-organisationnelles idéalisées prenant la place des prolétaires de tous les pays : plus question d’appeler ces derniers à s’unir et à s’émanciper par eux-mêmes, car à la place, il fallait soutenir le « camp socialiste » et sa patrie soviétique, chinoise ou autre, dans la guerre froide, dans les guerres chaudes, et dans la compétition internationale, allant de l’économie aux rencontres sportives.
La conception stalinienne a fusionné avec cette forme spécifique d’idéologie bourgeoise théorisant les dynamiques inhérentes à telle ou telle construction géographique, culturelle, territoriale, ancrée dans des représentations raciales et racistes : la géopolitique, précisément, en tant que « science », avait d’abord été liée au pangermanisme, c’est-à-dire aux revendications révisionnistes d’un impérialisme avide arrivé après ses prédécesseurs plus « occidentaux » déjà (britanniques, américains, français). Les explications géopolitiques des dynamiques nationales et impériales, renvoyant à des essences nationales, chtoniennes et raciales, ont d’abord triomphé dans le national-socialisme allemand. On les retrouve dans les théorisations eurasiennes des idéologues poutiniens, notamment celles qui opposent les forces immanentes continentales que la Russie est censée incarner et unir, aux puissances maritimes réputées commerçantes et corrompues.
Notons que les explications géopolitiques des phénomènes sociaux et mondiaux, qui saisissent toujours la surface des choses en croyant toucher des forces profondes, sont à la mode dans toutes les variantes idéologiques nationales aujourd’hui : l’un des aspects des réformes de l’enseignement secondaire français menées par le gouvernement néolibéral de Macron a consisté à introduire un « enseignement de spécialité » en lycée consacré à la géopolitique. Passé l’ivresse très momentanée causée par la fin de l’URSS et la première guerre du golfe, le moment de la soi-disant « fin de l’histoire », la géopolitique avait également pris le dessus dans les théorisations impérialistes étasuniennes, avec le « choc des civilisations », dans les années 1990. Mais elle se combinait alors à des représentations idéologiques valorisant l’ « économie de marché » et une vision de la destinée manifeste américaine censée porter la démocratie – la démocratie « de marché » – partout. La faillite de cette vision a été totale avec celle du nation building du second président Bush, et c’est l’idéologie géopolitique pure, beaucoup plus proche de sa première mouture pangermaniste, que cultivèrent dès lors les régimes chinois, russe, et les campistes.
La théorisation la plus typique et la plus affirmée, et certainement la plus influente, de cette idéologie, même si cette influence est souvent, en Europe, indirecte, est celle du dirigeant chinois Xi Jinping. Le simple fait d’expliquer qu’elle ne lui est pas propre et n’est pas, par essence, chinoise, mais bien typique de l’évolution du capitalisme impérialiste contemporain, est certainement dangereux en Chine.
Le programme de Xi est un monde « multipolaire » clairement dominé par l’impérialisme chinois à l’horizon 2050. Multipolarité et hégémonie chinoise, celle-ci se voulant le facteur premier d’un ordre mondial « de paix et de stabilité », sont censées se combiner ainsi : l’hégémonie mondiale serait économique et en grande partie culturelle, mais nullement annexionniste, car elle intégrerait la compréhension que le monde peut et doit fonctionner en grands ensembles culturels-continentaux qui, somme toutes, ne sont pas sans rappeler les « civilisations » du choc annoncé par l’idéologue US Samuel Huntington dans son livre de 1996. Mais dans chaque grand ensemble, les vaches doivent être bien gardées. Pas question d’émancipations nationales souveraines, et encore moins, bien entendu, d’insurrections démocratiques et de révolutions prolétariennes (la « révolution » désigne, chez Xi, après Deng et après Mao, la conduite par en haut des affaires de la Chine, élargie par Xi aux affaires de l’humanité).
Chaque puissance impérialiste, pour appeler les choses par leur nom, doit avoir son pré carré de dimension continentale, ce qui suppose la pleine maîtrise de certains territoires susceptibles, jusque-là, de dissidence. Pour la Russie c’est l’Ukraine : pas question qu’existe une nation ukrainienne. Un « monde russe », intégrant petits-russiens et biélo-russiens sous l’égide des grands-russiens (non pas une nation, mais un empire), grands-russiens qui eux-mêmes absorbent ou, dans le meilleur des cas, réduisent à un statut folklorique, les peuples divers allant de la Carélie à la Tchoukotka, diversités russes et russophones comprises, doit s’imposer dans son très grand pré carré continental. Le monde chinois doit de même détruire si besoin toute velléité d’existence nationale des Ouïghours, Tibétains, Mongols et autres Mandchous, et doit pour être vraiment homogène absorber les chinois de l’extérieur, à savoir de Hong-Kong et Macao, en voie de l’être, et de Taïwan, relais vers la puissance maritime et l’exportation des capitaux vers le Pacifique. Pas d’ukrainiens, pas de taïwanais, mais en principe, un monde ordonné, tenu, « paisible ».
En réalité, les tendances à l’exportation des capitaux et à l’expansionnisme militaire (qui, aujourd’hui, peut prendre des formes « hybrides » non forcément territorialisées au sens spatial, mais s’étendant en réseaux), montrent dès aujourd’hui, avant même toute constitution d’un monde sous hégémonie chinoise formé de blocs bien gardés, que cette vision est utopique, l’impérialisme, manifestation politico-financière superficielle d’une dynamique plus profonde qu’est l’accumulation du capital, poussant toutes les puissances capitalistes, qui toutes sont tendanciellement impérialistes, à des conquêtes se situant en dehors de « leurs » zones. La Chine a pris pied très au Sud dans les îles de ce qui s’appelle encore « mer de Chine » mais se situe entre Malaisie et Philippines, et un des principaux risques de guerre se situe aujourd’hui là. Elle a une base militaire à Djibouti, à côté des bases française et américaine. Par la méthode très classique de la dette publique extérieure, elle a vassalisé le Sri Lanka où se produit aujourd’hui une explosion sociale contre les politiques d’austérité qu’elle impose. La Russie, par les commandos Wagner, a pris le contrôle d’au moins deux États africains en crise, jusque là chasses gardées de l’impérialisme français, la République centrafricaine puis le Mali. Les États-Unis ont fait, sans l’empêcher, de la destruction russe de l’Ukraine le motif de la mise au ban de la Russie envers les flux de capitaux, et tiennent la menace sur Taïwan pour un casus belli. La lutte impérialiste pour le partage du monde ne s’arrêtera qu’avec la fin du mode de production capitaliste, et Xi Jinping, qui en est un acteur, n’y peut rien.
La géopolitique, idéologie justificatrice des projets de réajustement des frontières et du jeu des sphères de domination, évolue également dans le foyer étasunien après l’échec catastrophique, qui ne finit pas de produire ses effets en cascades sur plusieurs années, de l’expansionnisme unilatéral de Bush II dans les années 2001-2008.
Il y eut la théorisation du « pivot Asie-Pacifique » par l’administration Clinton-Obama, à savoir une polarisation d’avec la Chine, susceptible d’évoluer en confrontation tout en voulant prendre la forme d’une coopération conflictuelle. Avec Trump, l’amitié avec la Russie est combinée à l’hostilité radicale envers la Chine ainsi qu’avec la menace d’écrasement envers l’Iran, mais dans la pratique, le Make America Great Again avec ses tendances protectionnistes par rapport aux impérialismes européens et japonais, et avec la mise au second plan de l’OTAN, commençait, de manière désordonnée, à intégrer le recul de la première puissance impérialiste mondiale. Biden, confronté à la poussée impérialiste russe, a choisi d’essayer de ne pas l’affronter directement, mais, tout en réactivant l’OTAN et en réalignant l’impérialisme allemand, de casser l’ intégration de la Russie au marché mondial en commençant par le cœur de celle-ci, qu’est l’intégration financière, dans un jeu qui embarrasse la Chine, poussée soit à endosser la protection d’une Russie éruptive et instable, soit à la tenir à l’écart en la laissant s’épuiser, tout du moins jusqu’à ce que le fruit soit mur.
Dans ces évolutions, de plus en plus erratiques et instables, le moment Trump, qui se poursuit dans une certaine mesure, est décisif. De fait, il a commencé à concrétiser le recul global de l’impérialisme nord-américain, et, dans le même processus, il est caractérisé par des traits idéologiques similaires, apparentés et parfois empruntés, à ceux du campisme de matrice stalinienne.
La vision du monde des trumpistes, de l’alt right, des suprématistes blancs et de la mouvance QAnon, présente des similarités flagrantes avec la vision du monde campiste. Celle-ci se voulait pourtant anti-américaine par essence et par définition. Or, c’est du sein même de l’impérialisme étasunien en crise qu’a émergé une idéologie massive qui, elle aussi, considère que le monde est dominé par une élite identifiée à Washington, à l’État fédéral américain, et à ses institutions clefs, notamment le Pentagone, le FBI, la CIA, la NSA.
Le campisme de matrice stalinienne ou stalinisante avait pris une orientation complotiste depuis les attentats du 11 septembre 2001, qui fournissaient une base objective pour cela, d’une part parce que les réseaux wahhabites à l’origine d’Al-Qaïda avaient auparavant été alliés aux États-Unis (en fait jusqu’en 1991), d’autre part parce que ces crimes ont fourni le prétexte à l’offensive mondiale de Bush et des néo-conservateurs ultra-libéraux adeptes du nation building. A partir de Trump, ce complotisme fusionne de plus en plus avec celui qui provient de l’extrême-droite : la seule différence, qui peut s’avérer très superficielle, est que ce qui est appelé « impérialisme américain » par les uns est appelé « élites de Washington » par les autres, les uns comme les autres parlant d’ailleurs souvent d’ « élites mondialistes ». Les deux représentations fétichistes sont similaires et fonctionnent comme un anticapitalisme de substitution : les élites mondialistes sont pareillement dénoncées par Trump, Poutine, Orban, et tenues pour dissipées, dépravées et manquant de sagesse par Xi Jinping.
Un fétichisme fantasmant le complot mondial d’un groupe élitaire n’est pas une nouveauté, c’est là la définition de l’antisémitisme, qui, comme antisionisme dans le campisme de matrice stalinienne, et comme fantasmagorie évangéliste et millénariste, prosioniste chez Trump mais visant à la fin de la judéité dans un monde soi-disant purifié, dans l’extrême-droite yankee, se retrouvent.
Le rapprochement entre campisme et trumpisme et la passerelle antisémite qui les relie est un moment clef dans la construction du campisme contemporain, phénomène politique en grande partie nouveau malgré les relents très anciens qui le composent. Comme on peut le constater, son évolution est de plus en plus réactionnaire, régressive.
Cette rencontre avec le trumpisme s’est en outre combinée à l’écho croissant, via les usines à troll intervenant massivement sur les réseaux sociaux du monde entier, de la propagande déclenchée par l’État russe contre les « nazis ukrainiens » à partir de 2013, en réaction à la poussée révolutionnaire du Maidan. Contre un début de « printemps russe » en 2011, puis contre le Maidan, ensuite contre le soulèvement national bélarusse, démocratique, féminin et ouvrier, en 2020, et contre l’insurrection kazakhe de janvier 2020, le régime de Poutine s’est engagé dans une fuite en avant impérialiste directement liée au trumpisme ; le fait que Trump était tenu par les services russes a fortement joué, factuellement, dans l’hubris poutinienne.
L’adhésion des campistes de matrice stalinienne ou stalinisante aux délires sur les « nazis ukrainiens », la montée de la thématique antisémite ouverte ou dissimulée dans leurs rangs, et leur convergence avec les trumpistes, ainsi que des convergences croissantes dans le rejet de la « décadence » occidentale identifiée, dans le langage « gauche », à l’ « impérialisme », ont dessiné les contours d’une idéologie réactionnaire sur toute la ligne, composite – mais le fascisme et le nazisme avaient eux aussi, à l’origine, un tel côté bric-à-brac.
La haine de l’Ukraine et des ukrainiens est une pierre de touche : attisée depuis 8 ans sur les réseaux sociaux et les blogs, elle est le point de rencontre des campistes stalinisants issus de la gauche et de l’extrême-gauche avec l’extrême-droite européenne et américaine.
Toutes ces tendances sont à présent portées à leur paroxysme par la guerre de destruction de l’Ukraine engagée par Poutine, et aussi par le fait qu’il ne peut pas la gagner. Les ukrainiens eux-mêmes ont inventé un mot pour désigner la forme spécifique de fascisme à laquelle ils ont affaire, qui veut les détruire : le Pашизм, le « rashisme » en français, terme qui évoque pour nous le racisme, mais joue en fait sur les mots ukrainiens et russes désignant le fascisme et la Russie. Visant à imposer un ordre totalitaire et capitaliste en Russie et à annexer un « monde russe » par le génocide des ukrainiens, le rashisme poutinien est aujourd’hui le stade suprême du campisme, idéologie impérialiste se présentant comme anti-impérialisme puisque l’impérialisme, c’est l’autre.
C’est pourquoi on ne peut pas, par exemple, mettre un signe égal entre des manifestants antiguerre pro-ukrainiens faisant appel à l’OTAN et à l’UE, et des manifestants « antiguerre » brandissant à la fois des faucilles et des marteaux et les rubans de Saint-Georges des nervis coloniaux, mafieux et fascistes du Donbass occupé, et les renvoyer dos-à-dos : les premiers combattent une agression impérialiste, et l’on doit discuter avec eux les méthodes et les alliances, les seconds sous le couvert de « la paix » combattent pour la paix impérialiste des cimetières, ou plutôt des charniers et des caves de torture. Tel n’est certes pas le visage de tous les campistes. Mais tel est le point tangentiel qui les guette tous et vers lequel ils tendent.
Depuis le 24 février 2022, le contenu ouvert ou sous-jacent du campisme doit être caractérisé. Son histoire renvoie au stalinisme ainsi qu’à toutes les confusions du XX° siècle (y compris celles des trotskystes) sur les « États ouvriers », mais ceci n’est en rien une « excuse » pour faire naufrage aujourd’hui dans de telles positions. Mais sa réalité présente correspond au stade mondial du capitalisme en crise. La vision géopolitique globale du campisme est réactionnaire sur toute la ligne : c’est un monde capitaliste, nullement émancipé, partagé entre des blocs culturels de nature de plus en plus « raciale ». Géopolitique de matrice stalinienne ou mao-stalinienne et géopolitique néonazie ou QAnon se rapprochent. Le rashisme poutinien est la pointe extrême du faisceau des idéologies campiste. Il s’agit de la barbarie impérialiste, il s’agit de la réaction sur toute la ligne.
C’est pourquoi, par analogie historique, on peut parler de « 4 août » au sens de passage du côté de l’ordre capitaliste, lorsque tel ou tel vieux courant issu du trotskysme entreprend de combattre l’armement du peuple ukrainien, car ce choix politique a la même signification, toutes proportions gardées en ce qui concerne la taille des courants concernés, que le vote des crédits de guerre par la social-démocratie en 1914 : le ralliement à l’ordre existant au moment précis où celui-ci fait un pas vers la barbarie. Dans le cas de la social-démocratie, cela faisait d’elle une énorme institution de protection de l’ordre existant, dans le cas de tel ou tel petit courant, c’est simplement une faillite pure et simple. Se drapant dans la rhétorique de l’histoire mal digérée du XX° siècle, les petits courants en question se prennent avec une hubris ridicule pour des héros en train de refuser de voter les crédits de guerre, alors qu’ils sont en train de rallier l’évolution barbare de l’ordre impérialiste existant, et ils le prouvent en traitant d’agent de l’étranger « américain » les militants internationalistes qui combattent pour l’armement des ukrainiens. Telle est la signification historique du campisme au moment présent, dans la période nouvelle ouverte le 22 février dernier, ce 4 août du campisme.
Pour le combattre efficacement, il nous reste à agir, certes, mais à élaborer dans l’action, par la discussion, une stratégie révolutionnaire pour le XXI° siècle, de toute urgence. Une stratégie révolutionnaire internationaliste intégrant les guerres dans son développement, pour passer des antagonismes inter-impérialistes à l’affrontement social mondial, et des guerres anti-impérialistes de libération, ce qu’est la guerre présente côté ukrainien, à la révolution sociale. La géopolitique des impérialismes et de leurs suppôts aussi bien néocons que campiste doit être combattue par la géostratégie révolutionnaire : transformation de la guerre impérialiste en guerre civile, politique militaire du prolétariat, guerre pour sauver la biosphère et stopper la combustion des hydrocarbures – oui les jeunes écolos qui ont commencé à penser leur combat dans les termes de la violence organisée ont raison ! -, tels sont les modes de pensée et d’action vers lesquels nous devons aller.
Depuis quelques semaines, nous découvrons des jeunes militants ukrainiens qui, n’en doutons pas, ont mûri à toute allure, prennent les armes et en même temps écrivent, en plusieurs langues, pour dénoncer le campisme et réfléchir à la stratégie révolutionnaire. Salut à eux ! lls sont le sel de la terre et la prunelle de nos yeux, parce qu’ils annoncent le type de militants, éloigné de ce que nous avons connus ne nous le cachons pas, dont on va avoir besoin, dans le monde entier.