Rapport d'Alfons, Catherine, Francesco et Szymon

Author

Alfons Bech Peiró Catherine Samary Francesco Brusa Szymon Martys

Date
September 17, 2022

Le 17 septembre 2022, l'ONG socialiste ukrainienne Mouvement social (Соціальний рух-Mouvement social, SR) a organisé une conférence nationale à Kiev. Les principaux objectifs de la réunion étaient de faire une première évaluation collective de l'implication et de la présence politique spécifique du SR après plus de six mois de résistance en temps de guerre, et de discuter de la manière d'améliorer son fonctionnement après cette période d'improvisation et d'adaptation à une situation radicalement nouvelle et difficile.

SR voulait également élire un nouvelle Rada (conseil ou organe directeur) adaptée à ses principales tâches, adopter une déclaration programmatique et donner aux membres l'occasion de discuter des principales priorités et des objectifs du groupe pour la période suivante. Pour des raisons pratiques et politiques (évidemment de mauvaises conditions de préparation et d'organisation dans le contexte de la guerre), la conférence n'a pas fait l'objet d'une large publicité et a été envisagée comme une étape vers une conférence ou un congrès mieux préparé.

Certains membres du SR qui n'ont pas pu être à Kiev ont pu y participer grâce aux liens de Zoom. En accord avec le Réseau Européen de Solidarité avec l'Ukraine (ENSU), la conférence a été organisée comme un rassemblement mixte avec la possibilité d'en diffuser une partie sur Zoom en traduction anglaise et française (pour les membres du réseau). Au total, une quarantaine de membres du RS ont participé physiquement à la conférence, et entre cinq et dix autres ont participé en ligne via Zoom depuis l'extérieur de Kiev ou même de l'Ukraine (par exemple, en République tchèque, en Allemagne et en Suède), ou depuis la ligne de front.

Au total, en tenant compte des membres non SR de l'ENSU, plus d'une centaine de personnes ont assisté à l'événement en personne ou et par liaison informatique, y compris notre délégation de quatre membres de l'ENSU (de Catalogne, France, Italie et Pologne), qui ont pu venir à Kiev.

Rapports introductifs

Lors de l'ouverture de la conférence, le président de SR, Vitaliy Dudin, juriste engagé dans la défense des droits sociaux, a fait état de la manière pratique, concrète et politique dont SR a réagi à la guerre. "Nous n'avions ni le droit ni le temps d'être passifs face à la guerre", a-t-il déclaré, soulignant l'effort de SR pour promouvoir la "solidarité de masse" par la démocratie radicale et la lutte pour la dignité humaine liée aux idéaux socialistes.

Dudin a énuméré les activités de SR - autour des questions politiques, sociales et humanitaires - menées avec les syndicats et les groupes féministes ; l'organisation d'"événements" en ligne et aussi de conférences avec des réseaux internationaux (comme la réunion de mai avec les partisans à Lviv) ; et les interventions à travers les médias, les réseaux sociaux, les émissions audio et télévisées. Il a souligné l'implication de SR dans certaines actions de rue spécifiques, mais aussi la limitation de ces actions en raison de la loi martiale.

Suite à ses activités et déclarations, le profil de SR pourrait être identifié comme celui d'un courant de gauche impliqué dans la défense concrète des droits des travailleurs (notamment contre les nouvelles lois sur le travail, aux côtés des syndicats) tout en participant pleinement à la résistance populaire à l'invasion. Certains de ses membres sont engagés dans la défense territoriale et l'armée et quelques-uns sont hors d'Ukraine, principalement pour des études, mais en maintenant des liens étroits et une implication dans ses activités (comme des écrits et la participation à des débats publics/vidéo au nom de SR).

Dudin a indiqué les principales régions où l'organisation a des branches (à Kyiv, Lviv, Krivih Rih et Dnipró) et ses difficultés évidentes dans les territoires occupés. Il a précisé qu'à la suite de ses activités et de ses déclarations, SR avait presque doublé le nombre de ses membres (d'environ 40 à environ 80 membres ou militants proches) et avait acquis de nouvelles responsabilités politiques. Son rapport a mis l'accent sur l'effort à fournir pour créer un climat de confiance et consolider le profil politique interne et externe de SR, en Ukraine et à l'étranger.

Dans l'ensemble, Dudin a souligné la nécessité pour l'organisation de formuler et de concrétiser adéquatement ses objectifs de gauche, compte tenu de la nature de la société et du peuple ukrainiens et de leurs expériences passées et récentes. Dans ce contexte, il a ajouté que l'une des tâches importantes de SR devrait être de faire connaître les perspectives et les opinions des opprimés et des exploités et de chercher à organiser et à exprimer leurs demandes dans le cadre d'une lutte progressiste plus large.

Dudin a également souligné l'importance des liens internationaux et de la solidarité pour concrétiser l'orientation globale de SR. Cela inclut l'aide matérielle et financière avec les aspects politiques et humanitaires qui l'accompagnent. En lien avec cette question, il a également souligné l'importance de la transparence et de la confiance et la nécessité d'élaborer un nouveau mode de fonctionnement pour SR. Même si - a-t-il conclu - ce n'est pas (encore) une "organisation de masse", son échelle (en termes de membres et de responsabilités) change rapidement, créant de nouveaux enjeux organisationnels et politiques.

Après Vitaliy Dudin, il a été demandé au leader du syndicat de l'industrie du bâtiment Vasily Andreyev, qui a une expérience de la construction de partis, d'intervenir. Andreyev a parlé d'un processus continu d'activités syndicales partagées avec SR et de préoccupations communes concernant la représentation des travailleurs ukrainiens au niveau politique, un engagement à explorer à travers des débats et des expériences dans la période à venir.

Salutations internationales

Le point suivant de l'ordre du jour était consacré aux salutations des invités étrangers. Deux membres de l'ENSU sont intervenus. Alfons Bech, de Catalogne, a exprimé les préoccupations collectives de l'ENSU et son implication dans la solidarité syndicale. Il a souligné, après l'action commune menée contre les réformes du droit du travail, le souhait " d'explorer les possibilités d'actions et de collaboration que nous pouvons mener avec le mouvement syndical ukrainien dans le futur ". Catherine Samary, de France, a insisté sur la solidarité de l'ENSU avec le manifeste et les actions féministes ukrainiennes, en cherchant également d'autres activités communes. Elle a également apporté les salutations des organes dirigeants de la Quatrième Internationale, et a déclaré que, à l'échelle mondiale, tous ceux qui luttent contre toutes les formes de colonialisme "ont besoin de la résistance populaire ukrainienne pour gagner contre l'agression impériale russe". Cela signifie "lutter pour la dignité et les droits des travailleurs" et contre toutes les forces réactionnaires qui s'y opposent "en Ukraine, en Europe et dans le monde".

Les autres salutations étrangères ont été exprimées par le biais de liens Zoom. Parmi elles, Maciej Konieczny (député du parti Razem ["Ensemble"] au parlement polonais), Mikael Hertoft de l'Alliance rouge-verte du Danemark, Chris Ford de la campagne britannique Ukraine Solidarity et Ignacy Jóźwiak du syndicat polonais Ogólnopolski Związek Zawodowy Inicjatywa Pracownicza [Initiative syndicale des travailleurs de toute la Pologne].

Tous ont loué les actions du SR et ses tentatives de reconstruire la gauche en Ukraine dans la situation difficile de la guerre, les actions anti-ouvrières des autorités et le sentiment public anti-socialiste associé à l'histoire de l'Union soviétique.

De nombreuses informations ont été consacrées aux activités que des groupes d'Europe et du monde entier ont menées et mèneront sur le terrain en Ukraine, notamment la visite de représentants de la Campagne de solidarité avec l'Ukraine le jour de l'indépendance de l'Ukraine (24 août) et le deuxième convoi d'aide aux travailleurs, qui aura lieu fin septembre.

Des salutations internationales ont été mentionnées (la liste complète sera publiée) parmi lesquelles celles envoyées par le Réseau International des Travailleurs de Solidarité et Luttes, les Editions Syllepse de France, SAP - Antikapitalisten / Gauche Anticapitaliste de Belgique, le Centre Politique Aplutsoc et Ensemble ! (tous deux français), les Britanniques Another Europe is Possible, les Suédois de Ukraine-Solidarittet et les Allemands de Linke Ukraine-Solidarität Berlin.

Bilans, priorités et nouveau conseil

Après une pause café, le bilan du travail de SR a été discuté à travers les questions de l'auditoire et les interventions des membres responsables des différents "départements" de SR - domaines d'intervention spécifiques - qui étaient également membres de la Rada de SR. Ces domaines couvraient des questions allant des syndicats au travail féministe, de l'éducation aux médias.

La tâche principale de la conférence était d'élire une nouvelle Rada SR, liée à ces tâches et d'adopter une déclaration programmatique.

Les neuf candidats (pour un organe de sept personnes) ont présenté leurs principales préoccupations et proposé des tâches pour la prochaine période, de la nécessité d'une clarification interne de l'identité politique de SR à la difficulté d'exprimer les préoccupations de gauche et socialistes dans le contexte historique et idéologique concret de l'Ukraine. Il a également été évoqué la nécessité d'une plus grande transparence financière (notamment du fait que le SR reçoit de l'argent de groupes étrangers qui veulent l'aider en situation de guerre). Les interventions ont également souligné la nécessité de faire participer davantage de femmes au fonctionnement global du groupe et de la Rada elle-même.

Sept candidats ayant reçu le plus de voix et représentant toute la gamme des activités du SR ont été élus, parmi lesquels Vitaliy Dudin, avec son profil important d'avocat défendant les droits des travailleurs, a été élu à une écrasante majorité comme président. Deux autres membres dont l'expérience et le travail sont centrés sur le syndicat ont également été élus : Olexandre Skyba et Artëm Tidva. Trois femmes ont été élues, impliquées dans des activités féministes, humanitaires et éducatives : Katerina Kostrova, Natalia Lomonosova (résidant en Allemagne) et Viktoria Pigul. Enfin, Maxim Shumakov a été élu pour son implication dans la branche étudiante de l'organisation. L'âge moyen de l'équipe se situe probablement autour de 30 ans et elle est diversifiée en termes de culture politique et de "background" des militants concernés.

Un moment particulièrement marquant est survenu lorsque le jeune historien et membre du conseil du SR précédent, Taras Bilous, bien connu pour ses impressionnants articles débattant avec la gauche occidentale publiés dans le magazine Commons, a salué tout le monde depuis l'intérieur de l'armée (via Zoom). Les délégués l'ont remercié de s'être battu pour leur liberté.

Le document de programme rédigé par Zakhar Popovych (la plus détaillée des trois variantes présentées) a obtenu le plus grand nombre de voix (le texte complet sera traduit et publié prochainement).  Il présente les éléments d'une vision alternative de l'Ukraine - une Ukraine démocratique, sociale et socialiste. Le texte souligne que pour atteindre cet objectif, un parti est nécessaire, un parti qui devrait protéger la grande majorité de la population active des diktats de l'employeur. La résolution rappelle que les travailleurs sont la principale force de la résistance contre l'agression impériale russe et critique les décisions antisociales prises par les autorités ukrainiennes pendant la guerre. Elle salue les marques positives de la coopération internationale, citant en exemple le large soutien à la demande d'annulation de la dette extérieure de l'Ukraine, qui a conduit à son gel, et le soutien des plus grands syndicats et partis de gauche démocratiques du monde à la demande de fourniture d'armes à l'Ukraine et de lutte contre les lois anti-travail.

Il n'y a pas eu de temps pour une longue discussion sur cette résolution, qui est considérée comme une base pour d'autres débats et élaborations au sein de SR. Dans cette perspective, dans la dernière partie de la conférence, les délégués et les dirigeants nouvellement élus ont été impliqués dans deux groupes de "brainstorming", essayant de préciser quelles devraient être les principales questions stratégiques et les objectifs du mouvement social.

Après la conférence, le délégué de l'ENSU Alfons Bech a rencontré les dirigeants de la Fédération des syndicats d'Ukraine (FPU) et de la Confédération des syndicats libres d'Ukraine (KVPU) dans le but d'entendre ce que les syndicats ukrainiens attendent de leurs collègues occidentaux : à la fois en ce qui concerne l'aide humanitaire concrète et les luttes autour des lois du travail et des droits des travailleurs. Pour le moment, les deux fédérations syndicales mettent l'accent sur la situation de guerre comme obstacle aux luttes : elles évaluent encore l'attitude du gouvernement vis-à-vis de la mise en œuvre des nouvelles réformes législatives néolibérales. Le contact sera maintenu entre elles (et, pour nous, avec elles) afin de mener à bien un éventuel travail commun.

Nous étions tous les quatre très convaincus de l'importance de cette conférence - en tant qu'étape dans la construction d'une organisation/un mouvement de gauche, social et politique, si essentiel pour l'avenir de l'Ukraine. Venir à Kiev et assister à la conférence nous a permis de mieux prendre conscience de toutes les difficultés : celles qui sont spécifiques à l'Ukraine post-soviétique et post-Maidan, mais aussi celles que partage la gauche internationale.

Mais surtout, nous avons été reconnaissants et émus par la disponibilité, la chaleur fraternelle et le temps que les camarades du SR qui nous ont accueillis nous ont accordés. La richesse des échanges avant, pendant et après la conférence peut difficilement être résumée dans un court rapport factuel. Mais elle comprend, à nos yeux, des discussions ouvertes sur de nombreuses questions complexes qui n'ont pas été abordées lors de la conférence elle-même - parmi lesquelles le contexte politique, la situation syndicale, les territoires occupés, le climat de "dérussification" et ses dérives, etc...

Mais nos échanges ont également inclus la soirée musicale où guitare, chansons et boissons nous ont rapprochés et où nous avons découvert une des facettes de la personnalité de Vitaliy Dudin, en tant que compositeur de chansons politiques populaires...

Un grand merci à tous les camarades de SR. Nous revenons plus convaincus que jamais de l'importance cruciale des liens directs internationalistes.