Les bolcheviks et l’enjeu territorial de l’Ukraine de l’Est (1917–1918)

Date of first publication
20/04/2022
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Les bolcheviks et l’enjeu territorial de l’Ukraine de l’Est (1917–1918)
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Hanna Perekhoda

l y a trois semaines déjà, dans son discours consacré à
l’invasion militaire de l’Ukraine, Poutine nous a fait une présentation
détaillée de sa vision du monde et de l’histoire. Poutine explique que
les Ukrainiens n’existent pas, que leur identité est une pure invention
et que l’État ukrainien est une erreur. Plus qu’une erreur, c’est une
création illégitime, un vol à la Russie. Poutine est particulièrement en
colère contre Lénine et son concept de l’URSS en tant qu’État
fédératif, affirmant que c’était une bombe à retardement qui a contribué
à la chute de l’Union soviétique, qu’il perçoit comme « la plus grande
catastrophe du XXe siècle ». Poutine exprime ouvertement ses sympathies
envers Staline, car ayant renoncé aux idées de Lénine il a pu construire
« un État strictement centralisé et totalement unitaire » dans les
frontières d’un ancien empire russe. Poutine lui reproche seulement de
ne pas avoir révisé en profondeur les principes léninistes, c’est-à-dire
de ne pas avoir aboli l’indépendance formelle des républiques
soviétiques.

Même parmi ceux qui ne remettent pas en cause le droit historique de
l’Ukraine à un État indépendant, il est courant de supposer que ses
frontières internationalement reconnues sont, en essence, artificielles.
Beaucoup ne remettent pas en question les affirmations de Poutine selon
lesquelles les régions du sud-est de l’Ukraine ont été « volées » à la
Russie au profit de l’Ukraine. Depuis 2014, Poutine affirme que ces
régions « historiquement russes » auraient été rattachées à l’Ukraine
dans les années 1920.Voyons si cela a quelque chose à voir avec des
faits historiques.

En effet, ce sont les bolcheviks, sortis vainqueurs de la lutte pour
le pouvoir, qui ont dû résoudre en pratique le problème de la frontière
entre la Russie et l’Ukraine. Tracer les limites d’un nouveau pays au
sein d’un empire auparavant centralisé n’a rien d’anodin, d’autant plus
que les provinces qui allaient constituer la future Ukraine n’avaient
pas de statut spécial ou d’autonomie dans l’Empire tsariste. Au XIXe
siècle, le territoire de l’Ukraine actuelle a été divisé en trois
gouvernements généraux qui regroupaient plusieurs provinces : le
gouvernement général de Kiev (nord-ouest), celui de Petite-Russie
(nord-est) et le gouvernement général de Nouvelle-Russie et Bessarabie
(est et sud). Après la liquidation graduelle des gouvernements généraux,
la subdivision en trois régions a de facto persisté. Ces
structures héritées de l’empire n’ont pas simplement disparu en 1917
sans laisser de traces. En 1917-1918, leur persistance va non seulement
influencer les stratégies organisationnelles des acteurs politiques et
les guider dans leurs choix, mais sera également l’un des facteurs
déterminant leurs « géographies mentales » (Cœuré et Dullin 2007).

Les bolcheviks en Ukraine et l’oubli de la question nationale

La révolution de Février met fin au tsarisme ; en Ukraine, comme dans
le reste de l’empire, les soviets et le gouvernement provisoire
commencent à se disputer le pouvoir. Mais à Kiev, un troisième acteur
politique revendique son droit au pouvoir : la Rada centrale, assemblée
réunissant différents partis politiques ukrainiens, a l’ambition de
rendre l’Ukraine autonome. L’unique recensement de 1897 ne comportait
pas de données sur l’appartenance ethnique des habitants de l’Empire
(Krawchenko 1985). Par conséquent, d’après les défenseurs de
l’autonomie, les Ukrainiens seraient tous ceux qui avaient indiqué le
« petit-russien » comme langue maternelle ; l’Ukraine comporterait ainsi
des territoires où cette population est majoritaire. Une telle manière
de définir l’espace politique était assez logique : pour un pays dont
les terres avaient été depuis longtemps soumises à la puissance
impériale qui niait la subjectivité historique et culturelle de ses
habitants et qui structurait les circuits économiques selon les besoins
de la métropole, les critères de légitimité historique ou de rationalité
économique pouvaient difficilement servir d’arguments en faveur de
l’autonomie. En fonction de ces données, la Rada centrale établit une
liste des provinces qui devaient être tenues pour ukrainiennes, et qui
rassemble celles de Kiev, Volhynie, Podolie, Poltava et Tchernigov, mais
également les provinces orientales et méridionales de Kharkov,
Iekaterinoslav, Kherson et Tauride (sans la Crimée). Bien que les
grandes villes étaient les centres de domination coloniale et parlaient
le russe, la population autochtone des campagnes parlait l’ukrainien et
était majoritaire partout (Krawchenko 1985).

Quant aux militants du Parti bolchevique, l’autonomie de l’Ukraine et
son futur territoire n’étaient guère une priorité. Un des membres du
parti se rappelait qu’ils étaient « extrêmement peu préparés à saisir
l’idée de l’unité de l’Ukraine » et ne se posaient pas de questions
quant à ses éventuelles frontières. De fait, les espaces géographiques
dans lesquelles les bolcheviks menaient leurs activités et tissaient
leurs liens dépendaient avant tout des réseaux formés par les soviets.
Sur le territoire de la future Ukraine, on en compte trois en 1917 – un
avec le centre à Kiev, l’autre autour d’Odessa et le troisième
réunissant les soviets de la région industrielle de Donets-Krivoï Rog.
Cette division recoupe largement la carte administrative de l’époque
tsariste où on trouve aussi les trois régions. Les branches régionales
du Parti bolchevique se forment suivant le même principe territorial et
les militants s’organisent dans les limites de ces trois zones.

Peu de temps après, les membres du POSDR(b) sont dépassés par les
évènements auxquels ils n’étaient guère préparés. En octobre 1917, ce ne
sont pas les bolcheviks qui l’emportent sur le Gouvernement provisoire à
Kiev, mais la Rada centrale qui consolide son pouvoir. Evgenija Boš,
membre de la branche kiévienne du parti, écrit à ce propos : « quand la
question de l’autodétermination de l’Ukraine a été soulevée en
pratique », l’organisation est restée sans « aucun programme réel ».

Relier les deux rives du Dniepr – un défi pour les bolcheviks de Kiev

Le plan initial de la prise de pouvoir par la force ayant échoué à
Kiev, le plan B des bolcheviks consistait à organiser un Congrès des
soviets conjointement avec la Rada centrale. La deuxième partie du plan
supposait de faire venir massivement les délégués bolcheviks des
provinces orientales et grâce à leur nombre faire pencher la balance en
faveur des partisans du nouveau pouvoir à Petrograd. Le bilan du congrès
s’avère pourtant désastreux : les sympathisants de la Rada ont remporté
la majorité. Les bolcheviks doivent improviser un plan C. Ils décident
de « chercher un endroit où le prolétariat est plus nombreux, plus
concentré, plus conscient ». Ainsi, la délégation met le cap à l’Est et
se dirige vers Kharkov, une grande ville industrielle. Les nouveaux
arrivants tentent de convaincre leurs camarades qu’ils sont tous liés
par un but commun – soviétiser et bolcheviser l’Ukraine dans son
ensemble. Cependant, les bolcheviks de l’Est voulaient tout d’abord
s’implanter durablement dans l’oblast industriel et ouvrier de
Donets-Krivoï Rog en laissant les paysans ukrainiens des provinces
occidentales choisir le pouvoir « à leur image ». Les Kiéviens
traitaient l’approche de leurs camarades de « politique de l’autruche »
et les blâmaient de vouloir « se barricader dans leur Donbass ».

Malgré les désaccords, le 12 décembre 1917, le congrès à Kharkov
proclame le pouvoir des soviets, déclare la création de la République
soviétique d’Ukraine rattachée à la Russie par des liens fédératifs et
annonce le renversement de la Rada. Le nom de ce nouvel État est
identique à celui choisi par la Rada – la République populaire d’Ukraine
ou UNR. Il est clair qu’il s’agissait de substituer l’UNR soviétique à
l’UNR de la Rada. L’idée de l’État ukrainien tel qu’il a été défini par
le mouvement national était plus influente qu’il ne le semblait et le
Parti bolchevik n’a pas eu d’autre choix que de l’adopter aussi.

La République soviétique de Donets-Krivoï Rog

En réalité, le consensus effectif sur ces questions au sein du Parti
était loin d’être acquis. Au moment de la proclamation de l’Ukraine
soviétique, les leaders bolcheviques de Kharkov bâtissaient déjà le
projet d’une république avec leurs propres organes de pouvoir. Quelles
étaient donc les raisons de leur opposition au projet de l’Ukraine
soviétique ? Certains membres du Parti pointaient du doigt le choix des
bolcheviks de Kharkov de s’isoler dans le milieu urbain russifié n’ayant
que des contacts très restreints avec la paysannerie ukrainienne. De
même, les militants bolcheviks n’étaient guère immunisés contre
l’idéologie impériale grand-russe. Cependant, il ne s’agissait pas
seulement de l’affrontement entre les porteurs de différentes loyautés
régionales ou nationales, mais aussi d’un désaccord quant aux décisions
tactiques à prendre et visions stratégiques à adopter.

L’idée d’une république de Donets-Krivoï Rog, réunissant l’est de
l’Ukraine et la partie industrialisée de l’oblast du Don, serait apparue
chez les bolcheviks à Kharkov sous l’influence de quelques militants
venus de Rostov-sur-le-Don après la conquête de cette région par Alexeï
Kaledine, général antibolchevique. Le Don rassemblait sur ces terres de
nombreuses forces antibolcheviques et était dès lors perçu comme une
menace immédiate. Le Donbass était au contraire une région loyale au
pouvoir soviétique, capable d’imposer sa volonté prolétarienne aux
régions paysannes et « réactionnaires ». S’assurer son appui était donc
une priorité numéro un, tant par les évadés de Kiev que par les fugitifs
de Rostov. Leurs plans respectifs des étaient, en somme, identiques :
intégrer le Donbass dans son projet étatique et utiliser ses forces afin
de chasser l’ennemi de sa région d’origine.

En janvier 1918, les forces armées soviétiques prennent le contrôle
de la capitale ukrainienne. Le gouvernement de la Rada Centrale fuit.
Selon les bolcheviks à Kharkov, il est désormais inutile de maintenir
l’Ukraine soviétique, car sa mission tactique – gagner le contrôle sur
l’Ukraine – est accomplie. Ils décident donc que les provinces de
Iekaterninoslav, Kharkov et Tauride (sans la Crimée) ainsi qu’une partie
de l’oblast du Don constituent désormais une république à part - la
République soviétique de Donets-Krivoï Rog (RSDKR).

Pourquoi donc fonder une république dans ces limites territoriales ?
Sa proclamation était avant tout justifiée par le fait que « les bassins
de Donets et de Krivoï Rog représentent une unité autosuffisante
économiquement parlant ». Selon les partisans de la RSDKR, avec la
révolution socialiste « le principe de classe, c’est-à-dire de
l’économie, l’a emporté sur le principe national ». « Créer l’Ukraine,
même soviétique, serait une décision réactionnaire », car donner une
forme nationale à un État ne signifiait qu’un « retour au passé
lointain ». Au contraire, fonder un État en se basant uniquement sur le
critère de pertinence économique serait rationnelle et donc
progressiste. La RSDKR était sensée d’être une incarnation d’une telle
percée dans le futur. En créant la République « économique » et non pas
nationale, les bolcheviks à Kharkov étaient persuadés de défendre une
vision véritablement marxiste du monde et de l’histoire. Ce n’est qu’en
1922 que l’idée, défendue par Lénine, que la nation serait une étape
nécessaire dans le cheminement historique vers une société socialiste
gagnera et deviendra le principe selon lequel l’URSS est construite. En
1917-1918, une bonne partie des membres du POSDR(b), si ce n’est pas la
majorité, sont encore persuadés que la révolution socialiste et
l’égalité qu’elle aurait amenée rendent la « question nationale »
obsolète.

En outre, les fondateurs de la RSDKR justifiaient leur décision par
la nécessité de mettre toutes les ressources du Donbass au service des
« centres industriels du Nord ». « Nous voulons nous joindre au pays
entier », insistait Fiodor Sergueev, leader de la RSDKR, laissant
entendre que le pays entier n’était rien d’autre que l’ex-empire
tsariste et sa métropole grand-russe. La proclamation de la République
soviétique ukrainienne était au contraire perçue comme une décision
nocive, « aléatoire et provisoire » qui rompait l’unité de l’espace
économique impériale hérité de l’époque tsariste.

L’attitude ambiguë du Sovnarkom

Fiodor Sergueev informe Petrograd de sa décision. La réponse arrive
aussitôt : « Nous considérons que cette séparation est nocive ». Or les
autorités centrales s’abstiennent de toute réponse définitive qui peut
trancher l’une ou l’autre des parties. Les circonstances changeaient
pourtant de jour en jour.

La Russie signe le traité de paix avec les puissances centrales en
mars 1918. L’une de ses conditions était le retrait des troupes rouges
du territoire ukrainien et l’abandon des prétentions territoriales de la
Russie vis-à-vis de l’Ukraine. Les bolcheviks en Ukraine ne voulaient
évidemment pas céder si facilement. Et si l’Ukraine soviétique se
proclamait indépendante elle aussi ? Elle pourrait s’opposer à
l’occupation sans que la Russie soviétique ne soit tenue responsable de
ses actions. Pour cela, il était nécessaire de convoquer un nouveau
congrès qui voterait en faveur de l’indépendance ukrainienne et de la
résistance armée aux envahisseurs. Le Comité central du Parti appuie
alors ce projet et donne finalement une directive claire : la RSDKR doit
faire partie de l’Ukraine et envoyer ses représentants au congrès.

Toutefois, une fois que les Allemands commencent à envahir les
régions industrielles, Moscou ressort la carte de l’appartenance du
Donets-Krivoï Rog à la Russie, en stipulant que l’offensive allemande
« dépasse les frontières du territoire purement ukrainien ». Les
autorités soviétiques, impliquées dans un jeu diplomatique, voulaient
donc se laisser toutes les portes ouvertes en Ukraine. Mais le jour où
les forces austro-allemandes occupent l’ensemble du pays, ce jeu
diplomatique prend fin.

Pourquoi « inventer » l’Ukraine ? Les bolcheviks assument la direction d’une décolonisation inévitable

Loin d’être un plan d’action cohérent et prémédité, les décisions
prises par les bolcheviks en 1917-1920 étaient les produits de
contraintes, mais aussi d’opportunités du moment. En 1917, notamment
grâce à la persévérance des politiciens de la Rada, c’est l’Ukraine qui
s’impose comme un nouvel espace politique. Cette nouvelle réalité,
d’abord mal analysée par les bolcheviks, les force finalement à prendre
position sur les questions qui leur sont étrangères. Et plus important
encore, elle les met face à une contradiction entre l’immensité de leurs
ambitions politiques à l’échelle globale et les difficultés très
concrètes et locales d’une révolution survenue dans un empire coloniale
en décomposition. C’est cette contradiction qui déclenche un long
processus dans lequel les géographies mentales des marxistes russes sont
remises en cause et reconfigurées.

La question principale reste de savoir pourquoi, bien après la
défaite des nationalistes ukrainiens, les hautes autorités soviétiques
ont continué à soutenir la conception d’une « grande Ukraine » en
écartant toute possibilité d’un Donbass russe ou indépendant. La mission
principale de ce projet, à savoir combattre les nationalistes
ukrainiens, n’était-elle pas accomplie ?

Jusqu’en 1922 environ, l’objectif global des bolcheviks restait une
révolution mondiale. Il était donc nécessaire de gagner le soutien des
peuples en dehors du noyau russe du pays afin d’étendre le foyer de la
révolte populaire. Leur regard était dirigé vers l’Ouest, les
soulèvements dans les pays européens étant le seul espoir pour la survie
de la révolution dont l’Octobre russe n’était qu’une première
étincelle. Dans ce sens, l’Ukraine avait un rôle important à jouer dans
leur entreprise révolutionnaire globale – ouvrir la première porte vers
l’Europe et notamment l’Allemagne. Le discours ouvertement antinational
des leadeurs de la RSDKR aurait pu desservir le pouvoir soviétique et
éloigner les alliés ukrainiens des bolcheviks.

Lors de la guerre civile, les communistes ont ressorti le drapeau de
l’Ukraine soviétique à plusieurs reprises, notamment à l’occasion des
offensives militaires afin d’assurer l’appui de la population locale.
Cependant ce n’est qu’en 1919-1920, que les leaders bolcheviks
commencent à prendre réellement conscience que l’Ukraine soviétique,
formellement indépendante et comprenant les provinces du Sud et de
l’Est, est non seulement une bonne réponse tactique permettant de
neutraliser les nationalistes, mais que son maintien a également des
avantages à long terme. Les villes de l’Est, creusets industrielles et
centres de domination coloniale, pourraient devenir une sorte de
courroie de transmission entre la métropole russe et la périphérie
ukrainienne « paysanne ». C’est pourquoi Moscou ne prévoyait plus de
séparer cette région de l’Ukraine – bien au contraire.

Comme le souligne à juste titre Terry Martin, la stratégie des
bolcheviks consistait à « assumer la direction de ce qui semblait être
désormais le processus inévitable de décolonisation » (Martin 2001b,
67). C’est pourquoi, d’abord en théorie et ensuite en pratique, Lénine a
opté pour un principe national dans la construction de l’URSS. Chaque
nation soviétique devait donc disposer de son « foyer national »
délimité du point de vue territorial et administratif – un plan
difficile à mettre en œuvre dans un empire continental comme la Russie.
En effet, l’Empire russe possédait une multiplicité de zones
géographiques à mi-chemin entre les statuts de métropole et de colonie.
L’Ukraine orientale représentait une telle zone d’hybridation : ses
centres urbains orientés économiquement et culturellement vers la Russie
existaient comme des îlots dans un océan de campagnes socialement,
ethniquement et culturellement distinctes.

La tâche fastidieuse et ambitieuse de construire un foyer national à
chaque nation soviétique présentait des avantages, tant politiques
qu’économiques, favorisant l’établissement d’un type de structure
étatique qui garantissait le centralisme décisionnel – condition sine qua non
d’une transition vers le communisme pour les bolcheviques – tout en se
conciliant les populations locales et leurs particularismes. En faisant
une concession à la conception stato-nationale qui veut faire concorder
la nation et son territoire, les bolcheviks espéraient préserver
l’intégrité territoriale de l’ancien Empire russe pour le transformer en
un État socialiste multiethnique. La fédération des républiques
soviétiques était supposée représenter seulement une première étape dans
le long processus de fusion et, par conséquent, de disparition des
nations d’abord en URSS et ensuite à l’échelle mondiale. C’est cette
politique, que Francine Hirsch appelle « state-sponsored evolutionism »,
menée dans le cadre d’un État centralisé et doté d’une structure
économique et administrative de type quasi coloniale, qui aurait donné à
l’URSS sa forme distinctive (Hirsch 2000, 204).

L’idéal d’une « fraternité des peuples » est devenu assez rapidement
un écran de fumée visant à dissimuler l’impérialisme totalitaire
stalinien. Ainsi, le nœud des contradictions entre l’héritage impérial
du tsarisme et le projet utopique du bolchevisme sur lequel l’URSS a été
bâtie n’a jamais été délié. Il demeure et représente aujourd’hui un
défi pour de nombreux pays de l’espace post-soviétique qui ont été
privés d’une véritable souveraineté nationale, politique et économique
pendant tout le XXe siècle. Dans la continuité de sa longue histoire
impériale, la Russie de Poutine continue d’exercer sa domination brutale
sur ses ex-colonies. Aujourd’hui, le projet territorial porté par
Lénine est piétiné par Poutine qui met en avant des arguments
« historiques » irrédentistes et révisionnistes pour justifier sa guerre
barbare contre les Ukrainiens. Il est temps de dire non à cette
négation de subjectivité propre non seulement de l’État mais aussi du
peuple ukrainien. Notre solidarité doit aller au peuple ukrainien qui
s’est transformé en peuple en armes combattant la force impérialiste
ainsi qu’à tous ceux et celles qui, en Russie, au péril de leur liberté,
protestent contre l’aventure militaire décidée par le Kremlin.